Le village, là-bas, dans le Sud, est maudit. Plus personne n'y va. Les routes qui y mènent se dégradent au cours des années, les herbes folles envahissant les interstices entre les pavés mal égalisés... Sous le soleil enthousiaste du Midi, sous un ciel où jamais un nuage ne vient troubler la symphonie de bleu...
Dans le village, quelques habitants, trop vieux pour partir, trop fatigués, la mémoire trop chargée de doux souvenirs.
Et les vieux sont perpétuellement assis sur le banc de la place, en face de la vieille église. Vous pouvez les voir là, du matin au soir, à regarder de leurs yeux vides, les ombres qui de longues et noires, se raccourcissent, puis s'allongent à nouveau au gré de la fuite des derniers rayons rouges d'un soleil couchant lâchant les toits de chaume, semblant les embraser.
La paix règne là. On sent confusément que tout ce paysage échappe au temps qui court, échappe aux
avanies de la vie trépidante des villes, même d'autres villages. Mais le sait-on? Certes non...
Et puis, ce village est maudit.
On ne marche plus dans les rues mal pavées, entre les maisons un peu affaissées, entre les murs blanchis à la chaux. Et pourtant tout cela est joli, comme un joyau campagnard, comme une pierre de lune, peut-être.
Tout à coup, dans le crépuscule lourd d'une journée d'été, des sons...
Une musique douce et profonde, une musique lente et généreuse; des accords lents et majestueux, un rien dissonants, s'envolant dans l'air qui vibre encore de chaleur. Des vibrations subtiles qui ajoutent au charme désuet de l'endroit.
Les vieux ont levé la tête. Ils se souviennent avec attendrissement. L'un d'eux écrase une larme.
Lui, il pense à son fils... Mais tous écoutent, sans bouger, sans rien dire. Ils attendent. Là-bas, dans l'église dont les vitraux flamboient de mille feux rouges et jaunes, l'organiste joue... Lui aussi semble détaché du temps. La musique des grandes orgues s'enfle jusqu'à déborder de l'église, jusqu'à envelopper le village. La cantate de Bach n'a jamais été mieux jouée, n'a jamais été rendue avec un tel dévouement... Les notes sorties des tuyaux vieux de plusieurs siècles, semblent s'effilocher aux toits, aux cheminées. Le soleil arrête de se coucher comme pour saluer une majesté plus brillante que la sienne... Les vieux écoutent. On dirait qu'ils attendent quelque chose... une chose qui leur ferait plaisir...
Et puis, alors que la musique atteint une profondeur sublime, tout à coup le son clair d'une clarinette qui accompagne, surpasse, submerge les orgues. Un son pur, vibrant, céleste...
Les vieux, assis sur le banc face à l'église. se détendent...
- ''C'est lui... ''
- "Oui, Jean-Xavier joue...''
- ''Mon fils... "
Mais dans l'église où le culte n'est plus célébré depuis bientôt quarante rives, il y a la musique omniprésente.
Et personne... Ni organiste, ni clarinette. L'église est abandonnée, vide lugubre...
Et sur le banc, en face, les vieux ont à nouveau le regard vide.