Daniel Kahneman, 87 ans, psychologue émérite à l'Université de Princeton et récipiendaire du Nobel d'économie 2002, vient de publier « Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter » (Odile Jacob, 464 p.) en collaboration avec Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC Paris et Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard.

Dès sa publication en anglais (« Noise. A Flaw in Human Judgment »), le livre s'est hissé dans les listes de bestsellers établies par le New York Times et d'autres grands journaux américains, rapporte le communiqué des HEC Paris.

Dans son livre précédent, « Les deux vitesses de la pensée - Système 1 / système 2 » (Flammarion, 2012 [« Thinking, Fast and Slow », 2011]), devenu une référence internationalement, Daniel Kahneman décrivait comment la pensée intuitive (le « système 1 » de pensée) est susceptible d'introduire des biais dans le jugement.

« Les biais cognitifs sont communément considérés comme une cause de jugements erronés et de mauvaises décisions », soulignaient les trois auteurs de « Noise » en mai 2021 dans le New York Times. « Un biais est toute erreur prévisible qui incline le jugement dans une direction particulière. Par exemple, on parle de biais lorsque les prévisions de ventes sont systématiquement optimistes ou que les décisions d'investissement sont trop prudentes. » (25 biais cognitifs qui nuisent à la pensée rationnelle)

Dans ce nouveau livre, ils se penchent sur les autres types d'erreurs, qui attirent beaucoup moins l'attention, qu'ils qualifient globalement de « bruit ».

Qu'est-ce que le bruit

« Pour illustrer la différence entre le biais et le bruit, considérez un pèse-personne », suggéraient-ils dans le New York Times. « Si, en moyenne, les valeurs qu'il affiche sont trop élevées (ou trop basses), il est biaisé. S'il affiche des valeurs différentes plusieurs fois de suite, il s'agit d'un cas de “bruit”. Alors que le biais est la moyenne des erreurs, le bruit est leur variabilité. »

« Bien qu'il soit souvent ignoré, le bruit est une source importante de dysfonctionnement dans la société. Dans une étude de 1981, par exemple, on a demandé à 208 juges fédéraux américains de déterminer les peines appropriées pour 16 mêmes cas. Les affaires étaient décrites par les caractéristiques du délit (vol ou fraude, violent ou non) et du défendeur (jeune ou vieux, récidiviste ou primo-délinquant, complice ou principal). »

« La différence moyenne entre les peines que deux juges choisis au hasard ont prononcées pour le même crime était de plus de 3,5 ans. Si l'on considère que la peine moyenne était de sept ans, il s'agit d'une quantité de bruit déconcertante. »

« Le bruit dans les salles d'audience réelles n'est certainement que pire, car les affaires réelles sont plus complexes et difficiles à juger que les vignettes présentées aux juges dans l'étude. Il est difficile d'échapper à la conclusion que la condamnation est en partie une loterie, car la peine peut varier de plusieurs années en fonction du juge affecté à l'affaire et de l'état d'esprit du juge ce jour-là. Le système judiciaire est bruyant de manière inacceptable », écrivent les auteurs.

Ils donnent un autre exemple de système bruyant. En 2015, ils ont mené une étude avec 48 souscripteurs d'une grande compagnie d'assurance qui ont reçu des résumés réalistes des risques auxquels ils attribuaient des primes, comme ils le faisaient dans leur travail.

Les cadres de la compagnie disaient s'attendre à une différence d'environ 10 % entre les souscripteurs. Mais la différence typique entre deux souscripteurs était de 55 % de leur prime moyenne.

« De nombreuses autres études démontrent l'existence de bruit dans les jugements professionnels. Les radiologues divergent dans leur lecture des images et les cardiologues dans leurs décisions chirurgicales. Les prévisions de résultats économiques sont notoirement bruitées. Parfois, les experts en empreintes digitales ne sont pas d'accord sur l'existence d'une “correspondance”. Partout où il y a un jugement, il y a du bruit. »

Les erreurs entraînées par les biais et le bruit sont distinctes et indépendantes, soulignent les auteurs.

« Les décisions d'embauche d'une entreprise peuvent être globalement impartiales si certains de ses recruteurs favorisent les hommes et d'autres les femmes. Cependant, ses décisions d'embauche seraient bruyantes, et l'entreprise ferait de nombreux mauvais choix. De même, si une police d'assurance est surévaluée et qu'une autre est sous-évaluée du même montant, l'entreprise commet deux erreurs, même s'il n'y a pas de biais global. »

« Contrairement aux biais qui peuvent être détectés dans les jugements individuels, le bruit ne se perçoit que dans la variabilité d'un grand nombre de jugements, c'est-à-dire dans leur dispersion. C'est un effet purement statistique, et qui ne peut être appréhendé que par les statistiques », souligne Kahneman en entrevue pour Les Échos.

Les causes du bruit 

  1. « Il existe de nombreuses démonstrations que des circonstances non pertinentes peuvent affecter les jugements », expliquent les auteurs dans le New York Times. « Dans le cas des condamnations pénales, par exemple, l'humeur d'un juge, la fatigue et même la météo peuvent avoir des effets modestes mais détectables sur les décisions judiciaires. » (Impact de la fatigue décisionnelle sur les réponses aux demandes de crédit)

  2. « Une autre source de bruit est que les gens peuvent avoir des tendances générales différentes. Les juges varient souvent dans la sévérité des peines qu'ils infligent : il y a des juges “sévères” et des juges indulgents. »

  3. « Une troisième source de bruit est moins intuitive, bien qu'elle soit généralement la plus importante : les gens peuvent avoir non seulement des tendances générales différentes (par exemple, s'ils sont sévères ou indulgents) mais aussi des patterns d'évaluation différents (par exemple, les types d'affaires pour lesquelles ils pensent qu'il faut être sévère ou indulgent ». Par exemple le juge X a la main particulièrement lourde lorsqu'il y a violence physique, le juge Y s'il y a récidive, etc.). « Les assureurs ont des points de vue différents sur ce qui est risqué, et les médecins ont des points de vue différents sur les maladies qui nécessitent un traitement. »

Réduire le bruit

Une fois que vous avez pris conscience du bruit, vous pouvez chercher des moyens de le réduire. Par exemple, on peut faire la moyenne des jugements indépendants de plusieurs personnes (une pratique fréquente en matière de prévision). Des directives, telles que celles souvent utilisées en médecine, peuvent aider les professionnels à prendre des décisions meilleures et plus uniformes. Comme les études sur les pratiques d'embauche l'ont toujours montré, imposer une structure et une discipline dans les entretiens d'embauche et d'autres formes d'évaluation tend à améliorer les jugements sur les candidats.

Le bruit est trop souvent négligé. Il s'agit pourtant d'un problème sérieux qui entraîne des erreurs fréquentes et une injustice endémique. Les organisations et les institutions, publiques et privées, prendront de meilleures décisions si elles prennent le bruit au sérieux.

Sur le site de l'éditeur Odile Jacob : Daniel Kahneman, Olivier Sibony, Cass R. Sunstein, Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter (464 pages, septembre 2021).

Pour plus d'informations, voyez les liens plus bas.

Psychomédia avec sources : New York Times, HEC, Les Échos Entrepreneurs.
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