Réponse à: VÉ (une enseignante qui veut aider une élève)

Surnom:
Pays: Canada
Âge: 28
Sexe: féminin

Vous pouvez éliminer les parties trop descriptives de cette lettre si vous le désirez.J'ai inclu plusieurs détails pour bien vous renseigner.

Je suis une enseignante et depuis quelques temps, une étudiante (de 18 ans) me parle de ses problèmes personnels. Sans m'en rendre compte, je me suis impliqué émotivement dans une situation extrêmement sérieuse.La jeune femme "Jen" (pas son vrai nom) fait de l'automutilation,la boulimie, l'abus des médicaments et elle a des pensées suicidaires. Elle voit déjà un thérapeute (surtout pour la boulimie)mais elle ne s'y confie pas beaucoup parce qu'elle la voit seulement deux fois par mois (un nombre trop peu, selon moi, pour une adolescente qui vit des crises quotidiennement). Bienqu'elle pense que la thérapeute l'écoute seulement parce que c'est son emploi. Malheureusement,"Jen" parle d'arrêter la thérapie et puiqu'elle a 18 ans, ses parents et/ou son thérapeute ne peuvent pas la forcer de continuer.Elle n'a pas recours à sa famille. Son père est un alcoolique qui l'abaisse continuellement (surtout en faisant des farces à l'égard de sa boulimie et son automutilation) et ses soeurs suivent l'exemple du père. Elle évite d'en parler avec sa mère par crainte de lui faire de la peine et de la désappointer. Jen vit un mensonge en faisant croire à sa famille qu'elle est mieux, quand vraiment c'est complètement le contraire. Alors, elle se confie à moi. J'écoute et je pose des questions mais, étant donné que je n'ai pas d'expertise dans ce domaine, j'évite de lui donner des conseils ou de prêcher.Évidemment, j'ai de très grandes inquiétudes à l'égard de son bien-être. En ce qui concerne l'automutilation, elle se coupe avec tous (les lames de rasoir, les lames de taille-crayons, de la vitre brisé,etc. et elle se brûle avec le fer à repasser, les briquets, etc. Sa famille(y inclu sa jumelle)a essayé de cacher ou de fermer à la clef les choses qu'ils considèrent dangereuses, mais n'importe quoi peut devenir un outil de mutilation. De plus, elle a recommencé à être boulimique (d'après ce qu'elle me dit, elle avait cessé pendant quelques mois).Aussi, elle abuse ses médicaments (pilules pour dormir et dépression) et tout autres pilules qu'elle peut trouver. Quelques semaines passé j'ai dû lui enlever ses médicaments et téléphoner son thérapeute parce qu'elle pensait se suicider. Jen croit que son thérapeute ne la prend pas sérieusement (j'ai eu cette impression aussi en parlant au thérapeute...elle pensait que Jen me montrait ses plaies et parlait du suicide pour de l'attention)Mais je ne crois pas que Jen est ce genre d'adolescente. Au contraire, elle est extrêmement timide, douce, silencieuse et surtout... souriante. Elle cache ses secrets de tous ses amies et de sa famille! De semaines en semaines la situation semble s'aggraver et mes inquiétudes augmentent. Vient s'ajouter le fait que Jen gradue au mois de juin et mon poste se termine dans cette école = je ne la reverrai plus... Je crains (et elle craint) ce qui va lui arriver. J'ai eu une boule dans l'estomac cette semaine lorsqu'elle a avoué qu'elle ne s'avait pas suicidé parce qu'elle savait que j'étais là pour elle et parce que je lui avais dit que j'attendais la voir à l'école chaque matin. Je ne sais pas quoi faire... Je ne peux pas simplement "l'oublier" mais je ne peux pas communiquer avec elle chez ses parents. Je me sens comme si je l'abandonne sans l'avoir vu atteindre un état plus sain. J'essaye de la convaincre de voir un psycholoque ou de s'ouvrir à sa famille, mais elle refuse. Elle manque d'estime, d'espoir, d'ambition, d'amour et de buts pour l'avenir. J'ai peur qu'elle ne puisse pas s'en sortir seule et que dans un moment de désespoir elle aille trop loin. Comment est-ce que je peux l'aider? Et pour ma propre santé d'esprit, que dois-je faire pour me rassurer à son sujet lorque je ne la voit plus quotidiennement? Des conseils seraient grandement apprécié!

Bonjour Vé.

Je vous félicite d'abord du travail que vous faites avec votre étudiante de 18 ans. C'est très beau de voir ainsi des enseignants prendre beaucoup de temps pour soutenir leurs élèves. Et cela est d'autant plus beau que cela n'entre pas directement dans la tâche qu'ils ont à accomplir.

Cependant, j'ai bien peur que vous n'aimiez pas les conseils que vous demandez et que je vais vous donner. Ces conseils seront difficiles à accepter. Prenez donc le temps de lire cette réponse et d'y réfléchir. Ne soyez pas pressée.

D'emblée, je vous dirai que vous semblez surinvestie par le cas de cette élève. Je vous explique. Surinvestie, ça veut dire vouloir plus qu'elle, vous dépasser, en faire plus qu'il ne faudrait, prendre cela comme une chose personnelle. Vous dites vous-mêmes vous être impliquée émotivement dans ce problème. Du coup, vous n'êtes plus en position de l'aider dans les problèmes qu'elle a. Tout au plus pouvez-vous agir comme amie mais est-ce que vous avez ce rôle ? et vous ne pouvez plus voir clair dans sa situation parce que vous êtes trop proche d'elle.

Vous dites également ne pas pouvoir l'aider professionnellement parce que ce n'est pas votre compétence. Vous vous bornez à l'écouter. Mais cela est peut-être déjà trop. Il est bien possible par exemple que tout ce qu'elle vous raconte parce qu'elle a besoin de le raconter fasse diminuer son besoin. Par conséquent, elle n'a plus besoin de le dire au thérapeute par la suite. Jen se plaint de son thérapeute qui ne la comprend pas et ne l'écoute que parce qu'il est payé pour le faire. Vous semblez un peu d'accord avec elle sur le fait que le thérapeute est inadéquat. Le problème, c'est que votre surinvestissement dans ce cas ne vous permet plus d'être suffisamment critique pour en juger (même si vous pouvez croire le contraire).

Ce qu'il va falloir faire, Vé, autant pour vous-mêmes que pour Jen, c'est de prendre une distance par rapport à elle, mettre vos limites, les identifier clairement, et vous y tenir.

Votre élève est boulimique, se mutile de toutes sortes de façons et menace maintenant de se suicider. Elle vous fait ces confidences et vous, vous restez prise avec ces confidences parce que vous n'êtes pas une professionnelle de la santé mentale et que vous ne savez pas quoi faire avec.

Il est possible pourtant qu'elle vous renvoie un feed back très positif de vos rencontres avec elle. Quelque chose du genre que « vous êtes la seule qui la comprend et l'écoute », que vous êtes « là pour elle » et qu'elle « ne sait pas ce qu'elle ferait sans vous » puisque « personne d'autre la comprend ». Cela stimule à continuer. Pourtant, cela n'est pas nécessairement aidant pour elle, même si ça peut être très agréable pour vous. Et vous payez très cher par la suite cette estime qu'elle a pour vous puisque vous restez avec ses confidences dans une impuissance qui vous ronge par la suite.

Je vous propose de la centrer sur son thérapeute.

Bien sûr, vous allez avoir de grandes réticences puisqu'il pense qu'elle manipule lorsqu'elle dit vouloir se suicider et se mutile comme elle le fait. Vous pourriez vérifier si ce thérapeute est psychologue ou psychiatre dans un premier temps. Si c'est le cas, dites-vous que même si vous le trouvez très « ordinaire », il a des chances d'être plus compétent que vous quand même.

Pour centrer Jen sur son thérapeute, vous allez devoir mettre des limites à ce qu'elle peut vous confier. Elle devra connaître ces limites clairement et vous devrez les tenir une fois mises.

Par exemple, vous pourriez lui expliquer la prochaine fois que vous la verrez que vous avez consulté des gens compétents qui vous ont dit que seule une aide professionnelle pourrait venir à bout de ses problèmes. Expliquez lui ensuite que vous ne l'aidez pas lorsque vous l'écoutez parler de ça et que dorénavant, vous allez devoir lui demander d'en parler avec son thérapeute et non avec vous. Si elle vous répond que son thérapeute est incompétent, vous pourriez lui dire : « dis-lui que tu le trouves incompétent ». Le thérapeute doit avoir accès à ce que Jen vit. Utilisez sa vision des choses pour l'aider à lui parler. Par exemple : « Tu penses qu'il ne t'écoute que pour l'argent. Il faudrait au moins qu'il gagne cet argent alors dis-lui que tu penses ça. » Si elle est agressive par rapport à lui, encouragez-la à lui exprimer son agressivité.

Pour vous, dès le moment où vous aurez mis une limite, par exemple sur les mutilations, refusez ensuite qu'elle vous en parle. Ramenez-la à ces limites : « Je t'ai déjà dit que je ne peux pas t'aider là-dessus. C'est à ton thérapeute qu'il faut que tu en parles. Nous on peut parler d'autre chose, mais pas de ça. »

En établissant des limites claires, il y a de fortes chances pour qu'elle vous retire toute l'estime qu'elle vous a donnée, qu'elle réagisse par des menaces de suicide ou qu'elle tente de vous culpabiliser. Vous risquez d'entendre de la colère, des phrases comme « je vois que tu es comme les autres », « je pensais que tu étais différente mais je me suis trompé », « tu veux pas m'aider, tu vas voir ce que je vais faire », etc. SURTOUT, N'EMBARQUEZ PAS LÀ-DEDANS. Reflétez-lui que c'est au contraire parce que vous l'estimez beaucoup et que vous voulez qu'elle s'en sorte que vous faites ça. Mettez ses phrases en échec avec beaucoup de conviction : « Tu es fâchée mais tu sais que je ne me moque pas de toi ». Refusez les insultes. Si elle le fait, mettez fin à la rencontre et dites-lui que vous la reverrez lorsqu'elle pourra parler avec vous sans vous insulter. Mettez comme condition à vos rencontres qu'elle parle de ses problèmes à son intervenant, pas à vous. Tenez bon.

Vous allez vivre probablement beaucoup de culpabilité. Vous allez douter de tout ce que je viens de vous dire. Vous allez penser que vous êtes une égoïste, une sans c ur. Tenez le coup quand même.

Au fil des ans, elle a adopté une position passive : je vais cesser mon suivi, personne ne peut m'aider, je suis en vie à cause de toi.

C'est à cause d'elle qu'elle doit être en vie, pas à cause de vous.

Si en mettant des limites, elle fait des menaces suicidaires, brisez le secret. Communiquez avec sa famille, son thérapeute, alertez les gens de son entourage. Si elle se fâche contre vous, reflétez-lui que vous ne pouviez pas la laisser faire parce que vous l'estimez trop pour attendre qu'elle se tue. Dites-lui même à l'avance ce que vous allez faire. « Ce que tu me dis là est trop grave et je ne peux pas te laisser faire ça. Je vais devoir aviser ton thérapeute et tes parents. »

Ne vous laissez jamais vous mettre dans une situation où sa vie dépend de vous. Si elle vous dit « je ne me suis pas tuée parce que je sais que tu es là », reflétez-lui que vous ne pouvez pas accepter cela : « non, Jen, je ne peux pas embarquer là-dedans; tu ne n'es pas tuée parce que tu as décidé de ne pas le faire; ce n'est ni à cause de moi que tu ne t'es pas tuée, ni à cause de moi ou de quelqu'un d'autre que tu le ferais; c'est toi qui est responsable de ta vie, personne d'autre ».

Au besoin, faites-vous guider par un psychologue que vous pourriez consulter pour vous aider à mettre des limites et à agir au mieux avec elle. Vous pourriez aussi consulter pour vous aider à vivre ce qu'elle risque de vous faire vivre lorsque vous mettrez vos limites.

Actuellement, Vé, vous êtes dans une situation invivable et vous devez vous sortir de là au plus vite. L'année s'achève. Mettez vos limites avant que les circonstances ne viennent les mettre à votre place.

Bon courage Vé.

Jean Rochette, Psychologue