Les bras ouverts



L’image de mon grand-père me revient parfois, je le revois assis dans son fauteuil, à côté de la cuisinière à charbon, dans cette cuisine-salle-de-séjour de son époque. C’était un rituel, il s’y asseyait posément et bourrait sa pipe, qu’il allumait ensuite avec une infinie patience qui me fascinait. Avec son dossier haut, capitonné à l’endroit du dos, ses bras aux extrémités sculptées rembourrées au niveau des l’avant-bras, le fauteuil aurait pu être un rocking-chair s’il avait été américain. Il aurait alors permis ce balancement relaxant dont le cinéma nous a fait rêver.

Quoi qu’il en soit, quel que soit le moment du jour ou de la nuit, il est toujours là, les bras ouverts, prêt à m’accueillir, puisque maintenant c’est moi qui m’assieds à la place de Grand-Père. C’est le seul meuble que j’ai reçu de lui, je le garde religieusement et l’utilise souvent en y ressentant une impression particulière. Le simple fait de m’y asseoir me transporte instantanément dans une autre époque, cinquante ans plus tôt. Je me blottissais aux pieds de Grand-père, la tête sur ses genoux. Sa main ébouriffait mes cheveux rebelles.

Aujourd’hui la journée a été dure, stressante, exactement celle du genre où, enfin rentré chez soi, on n’a envie de parler a personne. De toute façon je suis seul, le répondeur téléphonique est branché et le restera. Pour le monde extérieur, je suis hors d’atteinte, je me sens en sécurité.
Bien calé dans le fauteuil, les images du jour défilent, comme dans un film tournant au ralenti.

J’aurais dû tout de suite la prendre dans mes bras, avant d’écouter ce qu’elle avait à dire. Si je l’avais serrée contre moi, j’aurais remarqué le tremblement de son corps, les larmes au fond de ses yeux. Mais quand je l’ai vue, ma fille avait sa tête des mauvais jours et c’est cela qui m’a crispé. J’ai toujours eu des problèmes pour exprimer mes émotions au moment voulu, une fois de plus cela a tout gâché. Pourtant, je savais qu’elle avait des problèmes avec son ex. Qu’est-ce qui m’a donc pris de lui dire : je t’avais prévenue… Elle s’est immédiatement emportée contre moi, je suis resté les bras ballants, déjà fâché, fermé à tout dialogue. Elle a rapidement tourné les talons, m’envoyant aux cent mille diables. Je ne l’ai pas rappelée, contracté dans mon amertume et ma rage venue d’ailleurs.

Les phalanges de mes mains, serrées sur les accoudoirs, blanchissent sous l’effort. Ma stupidité m’apparaît, m’aveugle, m’anéantit. La prochaine fois… je laisserai parler mon cœur. Le pourrais-je ? Suis-je donc maudit ?
Un crissement de gravier dans l’allée du jardin me fait dresser l’oreille. Une portière de voiture claque, la sonnette qui tinte me fait bondir de mon fauteuil. Je jette un coup d’oeil par la fenêtre… l’émotion m’étreint, c’est elle.
Mes yeux s’embrument, ma gorge se serre. Mécaniquement, j’ouvre la porte et sans dire un mot, je tends les bras…


Pheliny