A mon petit-fils.

Toi et moi, on est pareil...

Tu sais, tout comme toi, j’étais également l’aîné. C’est difficile d’être l’aîné de la famille. Tu dois toujours montrer le bon exemple, être le meilleur, mais c’est du cadet dont on s’occupe. Toi, tu es assez grand pour te débrouiller seul. Tu as dix ans et « l’autre » sept, mais c’est lui qui veut toujours avoir raison. Tu as vite compris que si tu veux avoir la paix, tu dois faire semblant. J’ai connu cela, moi aussi. Je n’avais plus rien à moi, il fallait tout partager.
Je me rappelle ces superbes crayons de couleurs. Je les avais reçus de ma grand-mère, pour mon anniversaire. Mon petit frère les voulait, il trépignait à côté de moi quand je coloriais mes dessins. Maman ne comprenait rien, je devais les lui prêter, pour qu’elle ait la paix, elle. Et moi, alors ? De plus, il ne savait pas s’en servir, il cassait les pointes et moi je retaillais... Un jour, de rage, j’ai volontairement cassé les précieux crayons en deux, pour qu’il me laisse tranquille. Pour lui une moitié, pour moi l’autre. Je lui ai même affûté sa moitié. Qui, penses-tu, a été puni ? Moi, bien sûr ! Ce n’est vraiment pas juste.
Exactement comme pour toi. C’est le petit qui a raison, c’est lui que maman câline, prend sur ses genoux quand il a du chagrin. Tout juste si elle ne te repousse pas. Et tais-toi, un grand garçon ne pleure pas.

Donne moi la main, on va aller se promener un petit peu, seuls tous les deux. Je vais t’expliquer ce que j’ai fait, moi, à ton âge.
Je pensais que papa et maman ne m’aimaient plus. C’était très pénible. Mais j’ai su bien plus tard que je me trompais.

Regarde bien cet endroit : De mon temps, l’autoroute ne passait pas encore par ici. C’était un bosquet où je venais parfois seul, parfois avec les copains, pour jouer. Le vieux banc qui est là, c’est le seul souvenir matériel qui reste de ce que j’appelais « notre camp ». Viens, nous allons nous y asseoir un moment.

Je sais qu’il est dur d’être le premier, mais bientôt, d’ici quelques années qui vont vite passer, c’est ton frère qui va venir vers toi. Il aura besoin des tes conseils, de ton expérience. Tu pourras l’aider et le protéger à ton tour. Si tu sais l’accueillir, tu te sentiras fort. Une sorte de revanche pacifique. C’est ça aussi le métier d’homme.
Mon père, cet arrière grand-père que tu n’as pas connu, a vécu cela avant moi, et ton père, qui est mon fils, va vivre a son tour la même situation. Le rôle de père est parfois ingrat mais il comprendra et se réjouira de ton rapprochement avec ton jeune frère.

Tiens, prend ce mouchoir, il est tout propre. Si tu le mouilles, ça ne fait rien, il est là pour ça, nous ne dirons rien à personne. J’en ai un autre, moi aussi je dois me moucher.

Pheliny Octobre 2004