Le silence est un coffret
Suzanne Bouchard, psychologue
Mars 2002


" O vaste paix sereine
Si profonde au crépuscule,
Que nous sommes las d'errer
Serait-ce donc la mort ? "
Joseph Van Eichendorf
(poème mis en musique par Richard Strauss)

" La véritable musique est celle du silence et toutes les notes ne font qu'encadrer ce silence. "
Miles Davis


La dernière œuvre de Richard Strauss s'intitule tout simplement "les quatre derniers lieder ". J'avais reçu cette musique comme un cadeau d'adieu que j'emportai de l'autre côté de l'océan. La musique portait en elle, je le sus bien plus tard, un message de silence et de retrait. Elle m'a traversée le corps bien avant que je sache que Strauss l'avait composée à quatre-vingt-quatre ans, en signe d'adieu au monde. Étrange pouvoir de la musique qui nous fait comprendre sans savoir.

Dans ces quatre lieder, la voix du soprano doucement soutenue par l'orchestre, la présence lancinante des cordes, immobilisent le corps et excluent la parole. On entre en soi. Écouter ces lieder, c'est plonger dans un univers de silence, qui seul permet d'entendre l'impossible à dire et l'impossible à supporter. Avant même de connaître l'histoire de ces quatre lieder, la musique m'avait entraînée dans son lieu d'origine.

Faire silence en soi pour accueillir l'autre, et soi-même. Garder le silence pour construire un espace de rencontre. Un vieux proverbe soufi dit : " Si la parole que tu vas dire n'est pas plus belle que le silence, ne la dis pas. "

Le silence, une offrande faite à la parole de l'autre.
L'histoire raconte que c'est une patiente de Freud, alors qu'il pratiquait encore l'hypnose et la suggestion, qui l'incita à se taire afin qu'il entende sa souffrance à elle. Être à l'écoute du silence, se taire pour permettre à l'autre de s'entendre dire sa propre vérité.

Cela me rappelle le profond silence de mon père lorsqu'il s'assoyait au bord de la rivière de son enfance. Immobile, il écoutait le mouvement des marées. Pour rien au monde, il ne fallait le déranger, c'est comme s'il vivait alors dans un autre univers. Sa présence, recueillie, l'éloignait de nous, ses enfants. Elle respirait le mystère. Le silence s'imposait alors comme un respect attendu, une sorte de mise à distance, un rite d'initiation à l'enchantement du monde. Captivé par ce silence, nous pouvions entendre le bruissement intime de l'eau qui frottait la pierre, nous pouvions observer les rayons de lumière s'engouffrer dans la profondeur de l'eau et jouer avec la vague. Il y avait une telle patience dans ce recueillement. Souvenirs d'eau, de lumière, de musique qui survivent au-delà de la mort. 

" Le silence est l'étui de la vérité " écrivait René Char. Le silence, un espace où se meuvent les mots de l'amour et ceux de la haine. Un "je t'aime " bien senti se prépare dans le silence et le recueillement. Le dire, c'est faire promesse d'un lien d'accomplissement. L'entendre, c'est une chaleur sertie au fond du cœur.

Le silence, une enveloppe pour la haine. Une personne détestée accueillie par un silence glacial qui l'a figée sur place . Le silence condamne: une paralysie annoncée, une haine condensée. 

Le silence, un moment d'attente, une parcelle d'éternité suspendue dans l'univers. Parfois le silence nous attend. Il nous guette pour nous surprendre et nous offrir un moment d'état de grâce, sous le couvert de la solitude. Être dans le silence, être seul enfin.

Le silence, un lieu de secret, un voile sur la vie interdite. 

Se draper dans le silence, chercher un abri. Qui veut se dévoiler résiste à se dénuder devant les autres. Porter les habits du silence, s'y emmurer , s'y réfugier comme dans une coquille enveloppante et protectrice. Le silence, un lieu pour soi.

Garder le silence, comme on garde un objet précieux, un trésor. Et pourtant, enfant comme cela est difficile quand on est enfant : garder le silence, c'est se garder de soi, s'interdire ou être interdit de mouvement. Le silence imposé est une prison. 

Faire silence, faire acte de s'abstenir, tenir en liesse toutes nos passions, tel un arc tendu. Rompre le silence, comme on rompt le pain, pour se nourrir et nourrir les autres. Donner sa parole comme une parole nourricière. Rompre le silence pour faire la paix, s'offrir à l'autre dans son ultime vulnérabilité. 

Aujourd'hui, 6 décembre 1999, on a observé une minute de silence, un silence de recueillement et d'humilité, une révérence envers la mort et le sublime. Il y a 10 ans, 14 jeunes étudiantes sont entrées, malgré elle dans un silence éternel. Pour ne pas oublier l'horreur du drame, on en parle en silence. 

Le silence cache la honte. S'abriter derrière un mur de silence pour masquer sa vie, sa haine de soi et ses désirs inavouables.

Le silence, un refuge. Lourd et noir, il pèse de tout son poids sur le désir, la perversion, l'ignominie, la peur, la crainte de voir étaler au grand jour notre petite misère humaine et nos complots mesquins. Briser le silence. Ultime trahison. Le silence, une denrée qui s'achète et se négocie. À quel prix? Une existence entière peut y tenir. 

Sacha Guitry disait "lorsqu'on vient d'entendre un morceau de Mozart, le silence qui succède est encore de lui. "

La musique laisse des traces, des ombres, des notes disséminées dans un espace infini. La musique, tel le silence, est un cri, une espérance de lien avec l'autre et avec soi. Sans elle, le silence se perd dans le vide sidéral. Il est appel désespéré, sans écho. Un rien. Une angoisse pétrifiante.

Longtemps, j'ai cru que la vie s'accordait au bruit du monde, que ce qui grouillait dans les rues de la ville me donnait une sensation d'être dans le monde, de me sentir vivante. Je regardais de haut l'homme assis sur le banc d'un parc qui nourrissait un écureuil, la religieuse contemplative qui ne savait rien du monde. La vie se présentait à moi comme un étourdissement, une cacophonie assourdissante. Trop de bruit pour s'entendre. Je le sais maintenant. Le silence permet de se désencombrer du monde, de respirer, d'être vivant.

La musique, cet espace de liberté où s'insinue le chant du monde, de l'espérance du premier sourire à celle du dernier repos. Les lieder de Strauss, tout un poids d'espérance au fond d'un coffret.

Suzanne Bouchard
Mars 2002