LE CHAT, AMITIÉS VIRTUELLES
 OU AMITIÉS PARTICULIÈRES ?

Georges-Henri Arenstein
Psychologue

Mon mari n'a pas de défaut : il ne boit pas, il ne fume pas, il ne sort pas. Rien qu'un défaut : il "chatte" !

Il faut bien reconnaître que le "chat" est un phénomène qui a pris une ampleur considérable au cours de ces dernières années. Qu'il soit local ou international, de jour ou de soir ou de nuit, avec des correspondants de tous les âges et de toutes les professions, qu'il serve de moyen pour se doter d'un personnage artificiel, de moyen de découvrir de nouveaux pays, de se faire des amis ou de

rompre sa solitude, le chat devient un véritable phénomène social !

Les amitiés virtuelles constituent une forme d'amitié nouvelle qui n'existait pas il y a quelques années. On s'affuble d'un "nickname", on échange des confidences avec un inconnu, on se constitue un carnet d'adresses dont la longueur et la variété des genres et des personnes parlent beaucoup de qui nous sommes et de ce que nous voulons.

Si certaines personnes se lancent timidement quelques minutes par mois à échanger quelques civilités avec des inconnus, d'autres, les véritables mordus, s'adonnent avec passion, plusieurs heures par jour, à leur sport favori : le "chat".

Remarquez qu'en anglais, le verbe "to chat" ne comporte aucun sous-entendu péjoratif : on bavarde, on cause, on fait un brin de causette : Si je veux dire "baratiner" je dois dire : "To chat up". Par pudeur, sans doute, les francophones n'osent pas utiliser le mot "bavardage" qui comporte une connotation de légèreté, de superficialité, de futilité. Les connaisseurs qui ouvrent I.C.Q. ou Pirch ne "bavardent" pas. Non ! Ils "chattent" ! Et c'est sérieux.

QUELQUES TÉMOIGNAGES

Daniel, 49 ans, professeur

Pour moi, le "chat" est une activité importante au niveau culturel, social et personnel. Je me fais des amis partout dans le monde; j'ai la chance de parler quatre langues, alors je me lance et j'apprends des trucs extraordinaires sur les coutumes et la vie dans d'autres pays. J'aime les contacts humains et même si je ne vois pas la personne à l'autre bout, je considère que c'est quand même une forme de contact. On se parle de tout et de rien, c'est toujours enrichissant et ma liste de correspondants est devenue une sorte de petite famille !

- Bonjour, comment ça va ?
- Très bien, O.K., aah, un peu triste ?
- Malade ?
- Des ennuis avec ton patron ?
- Et la chicane avec ton copain, c'est réglé ?
- Pas tout-à-fait ?
- Bonne chance pour ton examen ! Allez, bises, lol, alp, :o)

Pierre, 67 ans, retraité

Ma femme "chatte" de temps en temps, moi très rarement. Cela m'ennuie, je considère que c'est une perte de temps. Je n'ai rien à dire à des inconnus. J'écoute les autres et je dis Ah bon ? Oui, c'est ça !, puis j'en ai assez et je me lève…

Sylvie, 26 ans, coiffeuse

Moi j'adore ça. Je reçois une tonne de messages chaque semaine. C'est un peu dur de faire la sélection, mais pour les contacts je suis servie et pour les rencontres, j'ai l'embarras du choix. Je suis prudente car il y a des types bizarres, mais en général, c'est des gens très corrects. Je "chatte" juste avec des gens de la région; dans les autres pays, ça ne me donne rien, c'est trop loin, hi hi hi ! Je n'ai pas encore rencontré quelqu'un, pas encore, mais peut-être un jour.

L'ABUS

Là comme ailleurs, le danger croit avec l'usage. Dans la pratique ascendante du "chat", on peut noter les stades suivants.

Stade 1 (Initiation). Ce stade est caractérisé par un intérêt et une curiosité marqués. Les amateurs trouvent un attrait personnel, social ou culturel au "chat". Les conversations sont superficielles, mais les habitués lancent assez vite la fameuse question "A.S.L." (Age-sex-language or location). L'interlocuteur qui ne cadre pas avec les critères de l'appelant est impitoyablement relégué aux oubliettes (avec ou sans justification).

Au stade 1, la fascination est présente. L'autre est un inconnu, un mystère à découvrir. Questions et confidences se succèdent et, comme dans une conversation réelle, il y en a souvent un qui prend le contrôle des opérations (parfois subtilement). C'est lui qui pose les questions, qui décide quand il se dévoile et qui décide que c'est le temps de quitter, soit avec une invitation de reprise prochaine, soit avec une brève parole d'adieu.

Stade 2 (Amitié). À ce stade, les correspondants deviennent plus familiers et se font des confidences intimes sur leur vie privée. La curiosité, la fascination du début devient émerveillement, ravissement.

L'apprivoisement à l'amitié, dans le monde virtuel, s'effectue beaucoup plus rapidement que dans le monde réel. Cela semble tenir, entre autres, au fait qu'un grand nombre de préjugés ou d'obstacles embarrassants sont soigneusement évités : les gens que je n'aime pas ou trop encombrants sont carrément éliminés; seuls restent ceux qui m'attirent. Pas étonnant qu'on devienne ami si vite !

Comme le non verbal est absent et ne peut donc pas nous distraire ni nous influencer, on s'attache surtout au contenu, lequel est presque toujours magnifié. Grâce au "chat", nous avons un écran. Et cet écran nous sert à montrer nos plus beaux côtés…. et à cacher les plus laids aux autres ! Pas étonnant que les affinités se transforment vite en intimité. Qui plus est, dans le monde virtuel, un compliment a toujours beaucoup plus d'effet (il provient d'un inconnu qu'on n'a jamais vu et qui pourtant nous connaît si bien !)

C'est à ce stade que se nouent des relations durables ou alors elles cessent brusquement lorsque l'un des correspondants décide impitoyablement et impunément d'effacer le nom d'une personne de sa liste peu importe la raison.

Stade 3 (Éblouissement)

À ce stade, l'adepte connaît une sorte d'envoûtement, d'excitation. Le "chat" l'emporte sur les activités habituelles, conjoint, famille et tâches quotidiennes sont délaissées au profit des amis du "chat" ! Même le sommeil est réduit au minimum vital. De sympathique le correspondant devient exceptionnel.

"Chatter" était un plaisir, c'est maintenant devenu un besoin. L'usager commence à montrer des signes d'intoxication. C'est là que les conjoints ou les parents de l'adepte s'inquiètent le plus.

Parfois, les stades 1-2-3 se produisent coup sur coup ! On pourrait presque assimiler ce phénomène au coup de foudre !

On éprouve parfois le désir de rencontrer le correspondant, lui ou elle qu'on a si souvent imaginé. Ces rencontres sont presque toujours décevantes. En effet, porter un inconnu aux nues est toujours accompagné de quelques visualisations et de beaucoup de projections. L'autre a toujours l'air, dans l'imaginaire, de ce que l'on souhaite qu'il ait l'air. Et comme la réalité n'obéit pas à nos projections, l'individu s'avère le plus souvent être plus fade que notre création mentale.

Stade 4 (Assuétude vs ralentissement)

Dans l'assuétude, on tombe dans la dépendance totale. Le "chat" devient envahissant au point d'empiéter sur le temps de travail et de sommeil de l'adepte. Il ne s'agit plus d'un besoin mais d'un mode de vie. Comme dans les cas de dépendance à certaines substances, il se développe des rituels, un jargon, une sous-culture, propre à cette assuétude. L'individu a la conviction que, s'il passe deux à trois jours sans "chatter", il lui manque quelque chose de fondamental, comme s'il avait perdu le contrôle de ce qui se passe dans sa vie !

Dans le ralentissement, ou "normalisation", l'adepte découvre que son plaisir est arrivé à saturation et le correspondant perd son importance vitale, mais peut encore conserver une importance relative. Il y a parfois rupture. La réalité retrouve ses droits et l'adepte se rend compte qu'il a été victime d'une illusion, d'un mirage.

CONSEILS AUX PARENTS D'ADOLESCENTS

Votre fille ou votre fils "chatte" avec des inconnus, parfois plus âgés que lui (ou elle) et cela vous inquiète.

La prudence la plus élémentaire requiert que vos enfants ne dévoilent aucun indice qui permette de vous identifier : nom véritable, date de naissance, ville où vous habitez, école qu'ils fréquentent, profession des parents, etc. C'est votre droit de superviser leurs échanges afin de vous assurer que vos consignes soient respectées. Certains adultes se font passer pour des ados afin d'amorcer une rencontre dont les objectifs peuvent être douteux. Pour faciliter la supervision, organisez des moments de "chat" à heures fixes et soyez présents. Si une rencontre réelle est planifiée, assurez-vous qu'un ou deux adultes accompagnent le jeune dans ses déplacements.

Il se peut que votre ado vous en veuille beaucoup pour vous mêler ainsi de ses affaires. Sa colère envers vous est légitime. Acceptez-la avec philosophie et interprétez-là (silencieusement) comme une manifestation saine d'affirmation de soi. Écoutez-la sans interruption.

Admettez le fait : Je sais que je me mêle de tes affaires. C'est parce que toi et tes affaires, ça me regarde et ça me concerne. Je suis responsable de ta sécurité et de ton développement; à ce titre, j'interviens quand ils sont menacés ou compromis et j'emploie les moyens que j'estime justes et raisonnables. J'ai bien entendu que tu n'es pas heureux de ma supervision. Cependant, ce n'est pas négociable.

Attention cependant, tous les adultes qui "chattent" avec les adolescents ne sont pas nécessairement des "pushers" ou des pédophiles. Beaucoup consacrent un peu de leur temps et de leur savoir-faire à échanger avec eux des points de vue sur plusieurs sujets et à leur apporter un soutien et un réconfort authentiques lorsqu'ils se sentent perdus. Ceux-là sont bien intentionnés et ne cherchent à peu près jamais à organiser une rencontre réelle avec leur correspondant.

CONSEILS AUX CONJOINTS DES MORDUS DU "CHAT"

Pour un conjoint ou une conjointe, lorsque l'autre se lance dans une passion dévorante, le golf, le jeu d'échecs, la collection de timbres, le "chat" ou autre chose, le désarroi peut être très grand. Un sentiment de vide, d'abandon, de jalousie quelquefois, surgit et grandit et en même temps une souffrance très pénible peut l'envahir.

Si des fantasmes de donner des coups de marteau dans l'écran ou de vendre l'ordinateur vous assaillent, rassurez-vous, c'est bien normal…. mais n'en faites rien ! D'autres options, heureusement, se présentent à vous :

  • Vous pouvez attendre que la passion se consume. Souvent, il s'agit d'une phase d'emballement qui arrivera tôt ou tard à saturation. Le cyber-dépendant devrait revenir au monde réel et devrait s'apercevoir que le conjoint et la famille demeurent des valeurs sûres.

  • Vous pouvez insister pour que votre conjoint consulte. Il existe maintenant des psychothérapeutes spécialisés dans la cyber-dépendance.

  • Vous pouvez développer vos propres intérêts et vous évader (cinéma, théâtre, sports, etc) à votre façon. Faites ensuite un partage à deux pour échanger vos points de vue (agréables et désagréables) sur cette nouvelle façon d'avoir des loisirs séparés.

  • Partagez votre inconfort ou votre souffrance. Parlez de vous et de comment vous vous sentez.

Si les rencontres virtuelles sont…. virtuelles, les émotions de plaisir et de déplaisir qu'elles engendrent sont bien réelles. Les motivations profondes pour se lancer dans des conversations virtuelles n'ont pas encore livré tous leurs secrets. L'excitation au contact d'un inconnu avec qui on cherche et on trouve des affinités et avec qui on se sent si bien fait probablement partie de l'inconscient collectif de l'espèce humaine : on a besoin de se reconnaître en l'autre pour se rassurer et se faire confirmer qu'on existe; le "chat" n'est qu'une des nombreuses modalités de fonctionnement de ce besoin, entre mille peut-être.

Ces quelques commentaires n'ont pas de prétention scientifique. Ils sont basés sur l'observation d'autrui, sur l'écoute de quelques témoignages et sur la pratique personnelle de l'auteur. Merci aux lecteurs de bien vouloir prendre ce texte comme étant une réflexion inachevée sur le sujet.