Les réactions néfastes aux conflits

Suite à ses recherches, John Gottman (Gottman et Silver, 1999) peut, en observant les couples discuter de leurs difficultés pendant 5 minutes, prédire avec une précision de 91% quels couples se sépareront dans les années suivantes.

Dans l'une de ses recherches, il demandait à des couples de discuter pendant 15 minutes pour essayer de résoudre une divergence actuelle dans leur relation. Voyez cet exemple: Quand Oliver soulève la question des travaux ménagers, Dara devient aussitôt sarcastique. "Ou du manque de travaux ménagers", dit-elle. Oliver essaie d'alléger les choses en disant "Ou du livre que nous parlions d'écrire: Les hommes sont des porcs". Dara ne le trouve pas drôle. Ils discutent encore un moment des moyens de s'assurer qu'Oliver fasse sa part et Dara dit "J'aimerais que cela se résolve mais il ne semble pas que ça va être le cas. Je veux dire, j'ai essayé de faire des listes mais ça ne marche pas. J'ai essayé de te laisser faire ta part par toi-même et rien n'a été fait pendant un mois." Maintenant, elle le blâme.
Les débuts de discussion acerbe

Quand une discussion commence ainsi de façon acerbe, avec de la critique ou du sarcasme, la plupart du temps, elle finit de la même façon qu'elle a commencé et la divergence n'est pas résolue même si, entre temps, il y a des efforts pour être gentil. Les statistiques montrent que dans 96% des cas, l'issue d'une conversation de 15 minutes peut être prédite à partir des trois premières minutes. Même si Dara parle d'une voix douce et tranquille, il y a beaucoup de négativité dans ses propos. Le problème n'est pas de se disputer et d'exprimer de la colère. Les couples qui vont bien peuvent aussi avoir des discussions émotives où la colère ressort mais leurs messages contiendront beaucoup plus rarement une critique ou un mépris de la personne. La considération et le respect sont fondamentalement présents.

Les recherches de Gottman ont montré que les couples qui commençaient ainsi leurs discussions en laboratoire risquaient fort de se retrouver séparés dans les années suivantes.

La négativité

Gottman identifie quatre formes de négativité qui apparaissent habituellement dans cet ordre au cours de la relation : la critique, le mépris, la défensive et le mutisme.

La critique

Le mot critique est utilisé ici dans le sens d'une critique de la personne ou de caractéristiques de la personne, comme le tempérament ou les traits de personnalité. Une critique est différente d'une plainte ou d'un reproche concernant un (ou des) comportement(s). La critique est très courante dans les relations de couple et lorsqu'elle demeure occasionnelle, elle n'est pas le signe qu'un couple est en sérieuse difficulté. Lorsqu'elle devient fréquente et envahissante cependant, elle est réellement dommageable et ouvre la voie à d'autres formes de négativité qui sont plus destructrices pour la relation.

Les couples auront toujours des reproches à se faire l'un l'autre. Par exemple: "Tu n'as pas mis l'essence dans l'auto comme c'était supposé. Ça va me mettre en retard.". Il y a une grande différence entre l'expression d'une plainte par rapport à certains comportements et une critique. Cette dernière est plus globale. Elle comporte un jugement négatif sur la personne. Par exemple, "Tu n'as pas mis l'essence dans l'auto. Tu ne penses jamais à rien." Elle implique un défaut. Elle vise le caractère ou la personnalité du partenaire. Quand Dara dit "J'aimerais que ce problème se résolve mais il ne semble pas que ça va être le cas.", elle exprime une plainte. Mais quand elle dit "J'ai essayé de te laisser faire ta part par toi-même et rien n'a été fait pendant un mois", elle passe du côté de la critique. Elle implique que le problème est de sa faute. Même si c'était le cas, blâmer ne fera qu'empirer les choses.

Le mépris

Le pas entre la critique et le mépris peut être facilement franchi. Quand Oliver suggère qu'ils tiennent une liste de ses tâches sur le frigidaire pour l'aider à se rappeler, Dara se moque "Crois-tu que tu travailles vraiment bien avec des listes?". Ensuite, Oliver lui dit qu'il a besoin de quinze minutes pour relaxer en arrivant du travail avant de commencer à faire des tâches. "Comme ça, si je te laisse seul pendant quinze minutes, tu penses qu'ensuite tu vas être motivé à bondir et faire quelque chose?" lui demande-t-elle. "Peut-être. Nous n'avons jamais essayé, n'est-ce pas ?". Dara ne saisit pas l'opportunité de s'adoucir mais poursuit plutôt avec sarcasme. "Tu es plutôt doué pour arriver à la maison et t'étendre ou disparaître dans la salle de bain." Et elle continue d'un ton de défi: "Comme ça tu crois que c'est la solution qui règlera tout, de te donner 15 minutes?" Le sarcasme et le cynisme sont des formes de mépris.

Le mépris est alimenté par des pensées négatives longuement entretenues au sujet du partenaire. La première fois que Dara et Oliver ont discuté des tâches ménagères, Dara ne devait pas être aussi irrespectueuse. Elle devait exprimer une plainte, par exemple "J'aimerais que tu m'aides plus pour le ménage". À mesure que le problème persistait, elle a commencé à faire des critiques plus globales "Tu ne fais jamais ta part" et à lui attribuer des défauts, à le trouver paresseux et égoïste. Maintenant qu'elle le considère ainsi, différents comportements d'Oliver seront vus à travers cette lorgnette. Elle aura moins tendance à prendre en considération les comportements d'Oliver qui lui permettraient de faire la part des choses et de nuancer son évaluation. Elle verra beaucoup plus facilement ce qui vient confirmer son idée.

Les pensées négatives sur l'autre sont plus probables lorsque les différences entre les conjoints ne sont pas comprises et acceptées. Si Dara voulait bien écouter Oliver, elle pourrait comprendre qu'il a une optique différente qui privilégie le bien-être qui n'est pas si mauvaise bien que différente de la sienne. Elle pourrait d'ailleurs peut-être se rappeler que c'est cette caractéristique qu'elle a aimé et continue, à d'autres moments, d'aimer chez lui. Elle penserait plus facilement qu'ils présentent chacun les points faibles de leurs points forts et ils pourraient discuter du problème des tâches ménagères sur un pied d'égalité.

La défensive

La critique et le mépris conduisent à une position défensive qui amène à se justifier, à nier ou à contre-attaquer. Le message de l'autre n'est pas considéré. Même quand elle ne consiste qu'à se justifier, la défensive ne donne pas les résultats voulus. Elle n'amène pas le conjoint qui attaque à se rétracter. Une justification amène une contre-attaque et une expression supplémentaire de mépris, ce qui rend encore plus sur la défensive. On assiste à une escalade du conflit. Ceci parce que la position défensive exprime un blâme: le problème ce n'est pas moi, c'est toi.

Le mutisme

Lorsque les discussions persistent à être à ce point envenimées, la négativité devient si accablante que l'un des deux peut finir par se fermer complètement à toute discussion sur les sujets de discorde. Il peut ne donner aucun signe démontrant qu'il écoute. Lui parler est comme parler à un mur. Dans 85% des cas, ce sont les hommes qui adoptent ce comportement qui s'observe chez des couples qui sont aux prises avec les formes de négativité précédentes et sont dans un engrenage négatif depuis quelque temps.

La submersion

La personne qui oppose un mur de silence aux critiques de l'autre, le fait souvent pour se protéger d'être submergée par les émotions désagréables. La négativité, sous formes de critiques, de mépris ou même d'attitudes défensives, est si envahissante et, souvent, si soudaine qu'elle laisse abasourdi et sans défense. La personne apprend à faire n'importe quoi pour éviter que cela se reproduise. Plus il lui est arrivé souvent de se sentir submergé par la négativité, plus elle devient à l'affût des indices que l'autre va exploser de nouveau. Tout ce qu'elle cherche à faire, c'est de se protéger. Pour ce faire, elle se désengage émotionnellement, elle se détache.

La submersion est accompagnée de réactions physiques telles que l'accélération du rythme cardiaque (pouvant passer de 80 à 165 battements à la minute), des changements hormonaux comme la sécrétion d'adrénaline (qui prépare l'organisme à une réaction de lutte ou de fuite) et l'augmentation de la pression sanguine. Ce qui peut se manifester par différents symptômes d'anxiété, comme la respiration oppressée, la tension musculaire, la transpiration, etc.. Il s'agit de la réaction de l'organisme à ce qui est perçu comme une menace. Si l'un des partenaires ou les deux se retrouvent souvent dans cet état, la séparation est hautement prévisible. Premièrement parce que cela indique que la personne se trouve dans une détresse émotionnelle sévère. Deuxièmement, parce qu'il rend impossible toute discussion productive pour résoudre les problèmes. Dans cet état, on a davantage tendance à répondre par la lutte (critique, mépris et défensive) ou la fuite (le mutisme, le détachement) qu'à avoir une réponse intellectuellement sophistiquée. L'interaction entre la physiologie, les émotions et les pensées constitue un puissant engrenage. Plus la réponse physiologique est forte, plus les émotions sont fortes, plus on a tendance à avoir des pensées négatives qui, en retour, amplifient les réactions physiologiques et les émotions.

Le système cardiovasculaire des hommes est plus réactif au stress que celui des femmes. Leur rythme cardiaque accélère plus vite et il prend plus de temps pour revenir à la normale. Leur pression sanguine s'élève davantage. Comme ils sont plus affectés à ce niveau que les femmes, il n'est pas surprenant qu'ils cherchent davantage à éviter les conflits et qu'ils sont plus portés au mutisme.

Les formes de négativité décrites plus haut (critiques, mépris, défensive, mutisme) et la submersion sont présents occasionnellement chez plusieurs couples dont la relation est stable (qui ne sont pas dans une escalade des conflits allant vers la rupture). Mais quand ces réactions sont fréquemment présentes, elles conduisent prequ'inévitablement à se distancer l'un de l'autre, à se déconnecter émotivement et à se sentir seul(e).

L'échec des tentatives de réparation

Un signe qu'une relation est en danger, est l'échec des tentatives de réparation lors des conflits. Une tentative de réparation est un geste ou une parole qui vise à diminuer la tension, à prendre un recul, à briser l'engrenage émotif qui a pris place et qui contribue ainsi prévenir la submersion. C'est un geste ou une parole qui contribue à dédramatiser le fait d'être en conflit et qui, plus ou moins directement, témoigne de l'amitié qui est toujours là. Ça peut être un geste affectueux (un toucher, un sourire, une grimace, etc.), une blague qui fait prendre un recul, une invitation à prendre une pause, rire, dire qu'on est désolé, etc.. Plus la submersion est présente, plus il est difficile de remarquer et de répondre aux gestes de réparation. Dans les relations en difficulté, plusieurs tentatives de réparation sont souvent offertes par l'un des partenaires mais ne sont pas saisies par l'autre. Par exemple, l'humour qu'Oliver essayait de mettre en discutant avec Dara était une tentative de réparation qu'elle ne saisissait pas. C'est la qualité de l'amitié dans la relation, la prédominance, dans l'ensemble, des sentiments positifs par rapport aux négatifs, qui est le principal facteur déterminant si les tentatives de réparation vont fonctionner ou non.

Selon les recherches de Gottman, la présence des quatre formes de négativité décrites plus haut permet de prédire avec une précision de 82% les séparations mais quand l'échec des tentatives de réparation est aussi présent, la précision atteint les 90%. Il en est ainsi parce que certains couples réussissent à compenser la présence de la négativité au moyen des gestes de réparation. Effectivement, 84% des jeunes couples qui présentent les quatre formes de négativité mais dont les gestes de réparation sont efficaces sont encore ensemble et satisfaits après 6 ans.

Les souvenirs négatifs

Gottman se doute déjà des chances de séparation d'un couple simplement en les écoutant raconter l'histoire de leur relation (comment ils se sont rencontrés, leurs premières années ensemble, etc.). Les couples qui vont bien se rappellent les moments heureux plus que les mauvais, comment ils se sentaient excités de se rencontrer, motivés par leurs projets, comment ils avaient de l'admiration pour l'autre, etc.. Quand ils parlent des difficultés de leur relation, ils sont plutôt fiers d'avoir passé à travers. Mais quand la relation va mal, l'histoire est revue négativement. Elle se rappelle maintenant qu'il est arrivé en retard au mariage, etc.. La négativité est telle dans le couple que même en regardant le passé, le focus se fait sur les points qui se prêtent à être interprétés dans le sens de la vision négative de l'autre et de la relation qui est entretenue. L'interprétation négative de leur passé indique à quel point les pensées et sentiments négatifs sont devenus omniprésents. Il peut être mauvais signe aussi qu'il reste très peu de souvenirs, qu'ils aient de la difficulté à se rappeler qu'est-ce qu'ils ont aimé de l'autre, qu'est-ce qu'ils aimaient faire ensemble, etc.. Cela peut être le signe d'un détachement bien installé.

L'échec de la relation

Selon Gottman, il y a quatre étapes finales qui indiquent l'échec d'une relation:

1- Les gens considèrent que leurs problèmes sont sérieux.
2- En parler leur semble inutile. Ils essaient de les résoudre chacun de leur côté.
3- Ils commencent à vivre des vies parallèles.
4- La solitude est installée.

Les partenaires sont déconnectés émotivement. C'est souvent à cette dernière étape qu'il peut arriver que l'un ou l'autre ait une (ou des) relation(s) extraconjugale(s). Ces dernières sont souvent le signe qu'une relation en est rendue à un stade avancé d'érosion plutôt que la cause de l'échec. À cette étape, les probabilités de séparation sont très grandes.

Sauver la relation

Mais «ce n'est pas fini tant que ce n'est pas fini», selon Gottman qui croit (comme plusieurs spécialistes) que beaucoup plus de couples pourraient réussir à renverser la vapeur, même à ce stade de détérioration de leur relation, en apprenant comment mieux orienter leurs efforts. Il croit, entre autres, que plutôt que de mettre le principal focus sur l'apprentissage des bonnes façons de se comporter lors des conflits, il est plus profitable de se centrer sur le développement des attitudes positives envers l'autre et la relation, c'est-à-dire le développement de l'amitié et du respect (le respect des différences notamment) afin de se prémunir contre l'envahissement des perceptions et des sentiments négatifs. Si l'on est bien disposé envers l'autre, les comportements favorables en découleront assez naturellement et s'apprendront beaucoup plus facilement.


Partie 1: Importance des conflits
Partie 3: L'apparition des conflits d'intérêt
Partie 4: Les processus de conflits
Partie 5: Les facteurs influençant les conflits