JE L'AIMAIS

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Journal des mois après sa mort. Parler de la mort avec l'entoura

#6 Posté le par DCF__5565

Finalement je poste ce (très long) journal ici, en espérant que ça aidera certains à se sentir moins seuls, savoir qu'ils ne deviennent pas fous, que c'est parfaitement normal de péter les plombs... Bravo à ceux qui me liront jusqu'au bout (en plusieurs fois bien sûr)

Xx

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28.03.03
Un mois après la mort d'E.

Plus le temps passe, plus mes efforts pour le retrouver sont forts, et plus je réalise qu’ils sont vains. Tout ce que je vois, ce sont les circonstances qui ont fait qu’il n’est plus là aujourd’hui. Et plus je me pose de questions, moins j’ai de réponses.
On a vu le Dr. à l’hôpital cet après-midi, et pris rendez-vous. Il faut que je trouves toutes les questions à poser.
Mais au fond la question, c’est : comment prendre la mort ? Pourquoi est-elle si taboue ? Puisqu’elle arrive un jour, qu’elle se profile, pourquoi la nier, comme si reconnaître le risque de mourir, c’était déjà mourir, arrêter de se battre ? Pourquoi souffrir, avoir peur en silence ? Même si ceux qui accompagnent ne peuvent pas comprendre, ils peuvent être là, écouter, au lieu d’asséner des paroles rassurantes et des voyages épuisants. Et ce n’est pas tuer celui qu’on aime, que d’accepter l’incertitude de son devenir !
Tout comme ce n’est pas l’aider que lui faire sentir qu’il doit se battre parce-qu’on ne survivrait pas à l’idée (qu’il sent, qu’il sait) que la fin s’approche.

Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas pu toucher à ce cahier pendant presque trois semaines, rien que l’idée qu’il était là, au fond de l’armoire, objet sans vie censé représenter mon amour pour E. et ma tristesse, ça me bloquait. Peur de pleurer sur ce que je ne pourrai jamais recommencer… je ne sais pas. J’ai arrêté d’écouter ses chansons tous les soirs, de peur d’en être dégoûtée.
J’ai rêvé aussi. Je me suis réveillée épuisée d’avoir passé la nuit à casser virtuellement mon appart… pourquoi je ne sais pas, mais c’était violent ! Puis un jour, méthode Coué j’imagine, je me suis réveillée en entendant sa voix me dire « je t’aime »… et c’était très réel ! Troublant… J’ai découvert une photo d’E. avec des amis, ou il se marre sincèrement. Je ne la connaissais pas, et en la regardant, j’ai entendu son rire, ce rire de fille, de pd comme je disais… ça ne le vexait pas au contraire, il était mieux accepté auprès des filles grâce à ça ! Ce rire aigu caractéristique… que je n’entendrai plus jamais.

Je sens le manque seulement à des moments bien précis, quand il avait l’habitude d’être là pour moi. Le 26, pour les 20 ans de C…
il était là l’année dernière, c’était une fête avec les gens du cours. Comme la fois ou, en octobre, on était à une fête chez C., on avait passé la soirée scotchés sur le lit (d’où commentaires débiles des autres)… à chuchoter du mal de la plupart des personnes présentes qui capsaient, et de cette fille qui parlait avec emphase. Trop conne

Je n’avais pas besoin de faire des efforts avec les gens quand il était là : on était l’alibi l’un de l’autre, et ces soirées étaient l’occasion de complicité plus forte. On voyait qu’on s’était choisi. Et là, je me suis retrouvée avec ces mêmes gens, dans mon coin, sans aucune envie de faire semblant, de faire des efforts pour les autres. Seule, et réalisant que j’allais devoir me réhabituer à cette solitude d’avant lui. Redevenir moi, sans lui. Plus de fusion, plus de couple, plus d’invitations pour nous deux. Plus de « nous ».
Alors qu’on s’aimait tellement, qu’on n’avait besoin de rien d’autre ! On avait de la chance, et on s’en rendait compte tous les jours. Puis cette merde est arrivée, a tout pris sur son passage. Et il n’y avait rien à faire. Rien d’autre qu’attendre un miracle. Qui n’est pas venu.

Il est sorti de ma vie, sorti de mes nuits, à l’hôpital, seul pendant un mois, toutes les nuits. Il pouvait m’appeler pour me raconter ses cauchemars, ses angoisses : il l’a fait quelques fois. Puis je ne servais plus à rien. J’ai trop demandé. Il ne pouvait plus donner, il n’a plus accepté de recevoir.

Quelle promesse absurde, la vie. Confusion mentale : comment concilier l’acceptation de la mort sans en faire un tabou avec la possibilité de lutter pour un miracle ? Et pourquoi l’accepter puisqu’on ne sait jamais, jusqu’au dernier moment, comment la situation va évoluer ? Cette incertitude est une véritable torture… si on ne la nomme pas. Alors, quoi ? Comment se consoler, à 21 ans, de s’effondrer lentement, jusqu’à la limite ? Et pour nous, qui restons, comment supporter l’idée de sa souffrance et de sa vie avortée, volée, perdue ?

29.03.03

Ce matin, la vie me paraît complètement absurde.
On vit pour mourir de toute façon, et ce qui est arrivé à E. est tellement injuste !
Au tout début de la vie et du bonheur, fauché, c’est le mot, fauché par la maladie, sonné, incrédule : incompréhension de ce cauchemar qui l’a saisi. L’a forcé à trouver en lui une force insoupçonnée : un garçon qui commençait à avoir de vraies ambitions – mais il commençait à peine à sortir de ses peurs, de sa tristesse… Je retiens peut-être trop facilement la tristesse, à cause de ses chansons et de ses goûts ; alors qu’on a tellement ri et été heureux.
J’ai l’impression que dans ma vie, il restera une légende. Il aurait aimé, mais pas moi, je voudrais le garder proche de la réalité, vrai, avec ses qualités et ses défauts ( ?), et non pas le transformer en saint adoré dont on accepte la disparition tout en le déifiant justement pour cette raison. Je veux rester fidèle à ce que j’ai pensé de lui de son vivant, c’est ma vérité, la nôtre, celle que je partageais avec lui.

00h - le pont de nos disputes…
La vie n’est qu’une quête pathétique pour ne pas voir sa solitude. Mais moi, je veux pas du printemps sans lui !

30.03.03

Il me manque trop. Je suis seule chez moi, et j’ai l’impression de devenir folle à force de penser, de tourner en rond, de le re-chercher comme si je pouvais le retrouver. Je ne veux pas ressasser mes souvenirs jusqu’à en être dégoûtée. Je veux un présent avec lui. Pas sans lui, et encore moins avec d’autres. Je ne supporte pas la solitude, et encore moins le fait de savoir qu’il n’y a plus personne, plus de vie chez lui.

La seule chose qui me reste de lui, concrètement, par rapport à moi, ce sont ces mails qui ont 7 mois – et tout de suite après, cette maladie qui a tout changé. Mon appart est le seul lieu de nous deux qui obéisse à ma volonté. Les autres endroits, il les a quittés et d’autres y ont fait intrusion. Seul ici ne change pas. Je ne veux pas perdre ça : je voudrais que cet endroit reste vierge, pas d’autres visites que ceux qu’il appréciait. Et je vois bien la différence : ici ne vit plus. Je m’ennuie de lui viscéralement. C’est triste et sans vie. L’atmosphère géniale d’avant : pffuit… Pour la première fois, j’étais heureuse et je le savais. Et c’est parti, avec lui. Je n’ai envie de rien sauf manger dormir, aller au soleil : vivre comme un animal sans rien de plus. Même ça il ne pouvait plus le faire. Ce qui lui est arrivé est la pire punition qu’un être humain puisse subir. Et pourquoi ? Pourquoi lui ?

Et tous ces gens qui – croyais-je au début – connaissaient si bien E.… personne au fond ne le connaissait réellement. J’ai l’impression que le monde est faible, et refuse les vrais sentiments au profit d’une hypocrisie généralisée qui empoisonne tous les rapports humains.

Je n’arrive pas à savoir si je dois me haïr parce-qu’il m’a aimée puis rejetée. Ou s’il aurait changé après la réflexion/guérison qu’il n’a pas pu avoir. J’oscille entre la culpabilité et le triomphalisme « il m’a aimée, tout le monde n’y a pas droit, je peux mépriser les autres. »
J’ai eu un trop grand bonheur, et j’ai l’impression que je dois le payer par au moins autant de malheur. Evidemment c’est mon point de vue – de celui d’E. il n’y a pas d’explication possible. Mais ce malheur va transformer notre bonheur en souvenir toujours douloureux, plaie impossible à refermer. Est-ce qu’il m’aimait toujours, est-ce que… je ne sais plus, c’est de la torture, mais comment pourrai-je avoir une réponse un jour à ces questions ? Et comment est-ce qu’on peut mourir si jeune, si atrocement, pourquoi lui ?

Il n’y a pas d’explication, pas de moyen d’avoir l’esprit tranquille, de solution – à part de lui consacrer quelque chose de durable. Mais je ne veux pas fausser mes souvenirs avec lui en en parlant trop. Je ne veux surtout pas me servir d’E. pour faire « pitié » (de moi) à qui que ce soit, je ne veux pas qu’on me « console » ou qu’on veuille m’aider, je voudrais seulement pouvoir rembobiner la cassette, revenir en juin ou en mai ou n’importe quand avant cette maladie. Même pour cinq minutes ! Je ne savais pas ce qu’était le bonheur avant de connaître E., je lui devais et lui dois toujours de l’avoir connu, mais cette dette me pèse parce-que je sens que je ne serai jamais aussi heureuse, jamais plus je ne serai « insouciante » et jeune. Avant lui, je n’avais aucune idée qu’on pouvait être aussi heureux, aussi complice de partager tout avec quelqu’un.

Là j’ai l’impression de devenir schizophrène. Comment a-t-il pu vivre un an tout seul ? Lui ?
Je désespère. C’est trop de mal : j’ai envie de laisser tomber. Mais je ne peux pas me le permettre.

25.04.03
Deux mois

« Je n’arrive plus à te parler. J’ai l’impression que tu t’éloignes de moi de plus en plus vite, et pourtant je fais tout pour te retenir, mais plus je parle à ceux qui t’ont connu, les « miettes » comme dit ton père, plus j’ai l’impression que je te perds, l’image de nous deux s’estompe jusqu’à ne devenir qu’une idée à la fois légère comme une bulle de savon, et lourde comme l’étau qui me serre le cœur à chaque fois que je pense à ta vie interrompue, notre histoire gâchée par cette saloperie de maladie. Et ton talent que nous ne serons que trop peu à connaître.

Il y a quelques jours c’était ton anniversaire, je me suis souvenue, il y a un an on le passait ensemble, assis par terre au milieu des cartons de ma chambre d’enfant. Elle est morte elle aussi. On était avec C. et D., heureux et insouciants, tellement insouciants ! C’était le début… Mais tu n’as pas eu 22 ans. Et je suis là à écrire sur ce cahier alors que tout me paraît vain, que je ne comprends rien à la vie, je n’ai de goût à rien. J’ai beau faire semblant, même avec les « plus proches » - mais c’était toi le plus proche ! – je m’en veux après, et je ne peux pas supporter cette cassure. Je m’en veux d’être là et lâche ; alors que tu attendais tant de la vie.
Alors je « reste », parce-que ne pas rester serait indécent envers toi… mais en même temps je sais que je ne pourrai pas continuer longtemps si je n’arrive pas à trouver quelque chose qui fasse que cette tragédie ne nous soit pas arrivée pour rien. Je veux comprendre, être sûre de mériter d’être là. Et si je ne suis pas capable de tirer une seule chose positive, une « mission » comme tu disais, de ce malheur, alors je n’aurai rien à faire ici. Si c’est pour mener une petite vie grisâtre et sans intérêt, non merci, je préfère l’arrêter dans la beauté de nous deux et la tragédie de t’avoir perdu. Toi, le seul à qui je ne trouvais pas de défauts, celui qui me rendait douce, qui me faisait aimer la vie et profiter de chaque jour comme un cadeau… celui que j’aimais. Je voulais te garder toute la vie, comme un ami quoi qu’il arrive : tu étais celui que j’estimais le plus au monde.

Peut-être certains me trouvent-ils excessive, mais je ne le crois pas puisque personne ne me voit jamais dans cet état. Personne ne sait à quel point tu me manques, ni à quel point je t’aimais, ni à quel point tu m’aimais… sauf toi qui n’es plus là pour partager mon secret. »

18.05.03

J’ai envie de mourir de ce vide à l’intérieur. C’est oppressant. C’est vide, et à part être vide, c’est pathétique que du vide puisse faire aussi mal et remplir un cœur à ce point. Je me sens divisée, traître, je fais semblant toute la semaine, toute la journée, pour les autres, que la vie continue. Alors que la nuit je devrais dormir et je ne fais que penser. Jamais de vrai repos, des tonnes de sentiments à démêler, un impossible écheveau de notre impossible avenir, du mien aussi.

Je ne peux pas dire si on aurait pu « durer » tous les deux, mais faute de comparaison je peux dire que j’étais heureuse, je trouvais ça parfait. Et ni l’un ni l’autre on ne savait quand ni pourquoi on se quitterait. Je sais bien que le destin est une pure invention, mais cette mort brutale renforce le sentiment qu’on avait un amour parfait que « rien d’autre » n’aurait pu éteindre. Je ne sais pas si j’exagère, si je suis trop sentimentale, si je déforme. Je ne suis pas certaine de ce qu’il pensait, avant la maladie. Mais les actes le prouvaient.
Ce n’était pas lassitude, routine… C’était échange de pensées, d’opinions, de corps, de regards… Ca pouvait continuer tant qu’on était à « égalité »

Depuis qu’il est mort tout est chamboulé. Je recommence à voir les qualités et les travers des gens que j’avais oubliés depuis novembre. Et ça ne me fait pas vraiment plaisir. Je sais qu’il faut être dans le monde pour rester vivant, seulement je n’ai pas envie du monde.
Pour l’instant je me force à ne pas agir, penser le moins possible. Je sais ce que ça fait de voir mourir quelqu’un. Je sais la culpabilité, le désespoir, l’ingratitude, et l’horreur de n’avoir rien pu faire. Toutes ces images me font prendre conscience avec ce qu’il me reste de cœur que la douleur est un cercle vicieux et que je suis bel et bien emprisonnée dans ma vie. Tant qu’il y aura au moins une personne qui m’aime. Pourtant je ne supporte pas l’absurdité de la vie. J’ai enfin compris que la vie était absurde. Un cadeau qu’on ne vous donne qu’une fois, avec la merde et les fleurs qu’il contient, que vous acceptez ou que vous refusez.

Et si vous l’acceptez, vous êtes contraint à de terribles souffrances, à chaque fois un peu plus, jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus. Pour ce qui est du bonheur, j’ai l’impression que je pourrai peut-être éprouver du plaisir, de la satisfaction un instant… mais le bonheur, cette insouciance abandonnée, c’est fini. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
J’ai été obligée par cet événement à relativiser la vie. L’amour, non. Je ne veux pas relativiser mon amour pour E.. Je regrette tellement d’être restée sur mes réserves, de ne pas lui avoir assez dit je t’aime quand il était temps, avant sa maladie. De n’avoir pas essayé de mieux connaître certaines parties de sa personnalité. Je croyais qu’il ne fallait pas se donner complètement. Je ne sais toujours pas ce qui est vrai, puisqu’il m’a semblé me donner depuis sa maladie, or c’est là qu’il n’a plus été capable de m’aimer. Etait-ce la maladie, était-ce mon abandon, ou plutôt mon don ? Je ne le saurai jamais. Je sais que par certaines phrases, j’ai été cruelle avec lui. Il l’a aussi été avec moi. Je sais que mes accès de « folie » n’ont pas eu le temps d’être effacés par d’autres. Cette histoire s’est terminée horriblement et nous n’avons pas eu de vrais adieux. Et quand bien même nous en aurions eu, la situation serait difficile quand même.

Si la vie est absurde, pourquoi la vivre ? Je « m’ennuie », je n’arrive pas à resurgir, à reprendre pied pour de vrai. Je ne veux pas m’intéresser sincèrement à autrui. J’ai seulement besoin de parler d’E. sans fin pour le retrouver un peu. Ce sont les seuls moments de soulagement, quand en évoquant des souvenirs j’arrive à y entrer véritablement, je souris, je me sens détendue, encore amoureuse. Ca peut paraître bizarre, mais j’ai même encore du désir pour lui. Mais pas pour ma vie. J’écoute de la musique désespérée, je lis pour oublier. Ce sont les seules choses qui ne m’ennuient pas. Les récits des gens ne m’intéressent pas. Je fais semblant. Mais je suis seule, aussi seule avec des gens que chez moi. Comme là. J’ai passé le week-end enfermée. E., tu avais raison, j’ai perdu mes proches. Je ne veux pas d’amis. Les amis ça n’est rien, ça n’existe pas : il y a d’autres êtres humains avec qui on peut parler, s’identifier quand ça arrange les deux. Mais de personne fidèle, prête à des sacrifices, ça ne se trouve qu’en amour.
Or on dit que plus un amour est fort, plus le « désamour » sera fort. Je me demande pourquoi c’est la mort qui nous a séparé. Parce-que rien d’autre ne m’aurait convenu, je ne l’aurais pas supporté. Je croyais « accepter » le fait que tu ne guérissais pas. Je me trompais. J’aurais voulu être comme toi. En même temps. Maintenant c’est trop tard. Trop tôt pour que ce soit déjà trop tard pour tant d’émotions.

Ton père dit : « pour les jeunes c’est plus facile : votre vie est devant vous. »
Oui mais devant vous, ça veut dire quoi ? Ca veut dire condamnés à vivre encore tant d’années avec la frustration du souvenir. Savoir qu’il y a un être si génial sur terre, et qu’on ne le reverra plus jamais. Bien que je sache qu’il n’y a rien d’autre que la vie ou le néant, j’ai l’impression que mourir, en même temps que s’épargner les souffrances de la vie, serait comme se rapprocher de lui.

J’attends sans savoir quoi. Mon seul projet pour l’instant : finir ce que j’ai commencé, et aller voir sa tombe. Bien que les cimetières ne me fassent rien, j’ai besoin d’un endroit symbolique pour mettre des fleurs, des poèmes, des choses qu’il aurait aimé. J’ai envie que les gens sachent qui il était, toutes ses qualités, le fait que je l’aimais ? je l’aime ? je l’aimerai ? Je ne sais plus. En tout cas il restera toujours jeune, figé à ses 21 ans. Et moi, j’ai envie de ne plus être. De cesser d’exister. Et contrairement à lui je me fous de la trace que j’aurai laissée sur terre. J’ai l’impression de n’avoir que des regrets et surtout aucun talent pour la vie. Avant j’avais tendance à être découragée de la vie, déprimée par ses apprentissages. Je n’étais pas heureuse mais torturée. Maintenant c’est pire. Je suis vide et torturée. Alors à quoi bon ? Je dilapide du temps, de l’argent, sans aucun résultat. En fait je me pèse ; je ne m’aime pas. Tant qu’il m’aimait, je m’aimais. Aujourd’hui je m’en veux de vivre bêtement, par conformisme, de ne pas savoir créer quelque chose à partir de cette souffrance. Il savait ça, lui.

24.05.03 Trois mois
en retrouvant un texte déprimé de 2002.

J’avais oublié qu’avant, j’avais des états d’âmes aussi.

E. est mort et je n’arrive pas à croire que si je vis, je vivrai peut-être encore 60 ans sans lui : je ne crois pas en Dieu ni en l’au-delà et ça me tue de savoir que tous les moments qu’on a passé ensemble seront les seuls, à jamais, que c’est irrévocable, plus jamais je ne le verrai, il n’y a plus de corps, plus rien sauf la musique. Et entre nous c’était physique, j’avais presque oublié pendant la maladie tout ce qu’on faisait avant (ballades, vin, amour, restos, insouciance) et qui nous a été volé pendant les cinq derniers mois. Je déteste ça.
J’en veux à la vie, j’en veux au cancer, je lui en veux de m’avoir abandonnée, j’en veux aux gens qui ne savent pas réagir, et surtout je m’en veux de vivre, d’être « obligée » de vivre, pour lui qui voulait vivre et qui n’a pas pu, et pour les gens autour qui ne me le pardonneraient pas. J’aimerais n’avoir jamais existé. Je sais que je suis depuis toujours un tempérament pessimiste et excessif (dans le mauvais sens). J’ai vécu trop de chance avec un être exceptionnel. C’est trop dur de perdre ça et de me dire que moi, sans but, je mérite de continuer à vivre. J’aimerais ne connaître personne pour disparaître sans qu’on s’inquiète de moi. Si seulement je croyais à l’au-delà, je me dirais que je peux le rejoindre. La mort ne me fait plus peur, c’est pour les vivants qui la côtoient que j’aurais peur désormais.

Deux mois après sa mort, je commence à peine à émerger du brouillard qui me masquait la réalité, et c’est affreux. Soit je sombre et je ne peux plus supporter cette vie, soit j’obéis à une pulsion de vie et je m’agite dans le désordre pour retrouver une illusion de but.
Mais dans ce cas, je n’aurai rien compris, rien tiré de cette horrible leçon, et en plus je culpabiliserai trop de « bien » l’oublier. Je ne sais plus quoi faire. Si je pouvais revivre une seule minute avec E., tout refaire, sans cette engueulade, et lui redire que je l’aimais, ou même comprendre ce qu’il s’est passé dans sa tête ? Mais je ne comprends rien. Pourquoi est-ce que la vie n’est pas un choix ? Pourquoi est-ce qu’on est condamné à vivre jusqu’à ce que l’usure ou la maladie aient raison de vous, et surtout en fonction de quoi ? Mourir avant l’usure et la maladie serait un acte actif alors que vivre se subit. On n’a que l’illusion d’une quelconque maîtrise ou contrôle sur sa vie.

C’est trop dur de m’avoir enlevé ce qui faisait ma joie de vivre. Je sais que notre société (et la raison) ne veulent pas qu’on vive à travers autrui, mais qu’on n’ait besoin de personne etc. Mais je n’y arrive pas. Je trouve cet individualisme incompatible avec la passion, et je ne peux pas à aimer autrement que passionnément. J’étais toujours amoureuse d’E., et avant cette maladie, tout allait bien entre nous.

31.04.03

Ne plus s’attacher.
Ne plus avoir besoin des autres.
Aimer sa solitude.
Ne pas avoir de regrets.

Je déprime trop, je deviens folle, je vais à une fête avec P. J’espère que je ne le regretterai pas. Ca ne fait que deux mois. Et il n’est plus là pour dire oui ou non. Mais je ne peux pas passer des années devant ma télé, seule, sans voir d’autres que C. ? Je ne sais rien, j’ai peur de me tromper. De faire des bêtises. J’ai peur de vivre sans lui. De ne pas savoir l’oublier sans l’oublier ???

05.05.03

Je rentre toute seule de là-bas. pour la première fois depuis qu’E. est mort.
Je nous revois là, dans ce train, en face de moi. Je n’avais pas réfléchi et cédé ma place à une fille à la fenêtre ce qui nous avait contraint à être en face au lieu d’à côté. Il m’en voulait. Il a mis son discman tout de suite sans entendre que je lui parlais et il ne m’a plus regardée. On s’est engueulés. Je suis partie au bar. Il ne m’a pas suivie et a attendu une demi-heure pour me rejoindre. J’ai pleuré, il ne voulait pas comprendre, il s’est énervé ? Il est parti. Je suis revenue à ma place, il ne m’a pas regardée. Je suis partie derrière sur un strapontin, et peu après je lui ai demandé de venir. Je lui ai dit que j’avais l’impression qu’il ne voulait plus de moi, que je l’agaçais. Il m’a dit non, on s’est pris dans les bras, j’étais au chaud, en sécurité. Je me sentais bien à nouveau.

Et là… même scénario, cinq mois plus tard… sans lui.
Sans sentiments sauf ce vide triste et résigné, ce vague à l’âme permanent, cette absence de but, de goût de vivre. Les petits plaisirs sont encore plus durs sans lui : pourquoi aurais-je envie, comme je l’ai cru, de me faire plaisir ? Manger des fraises, comme avec lui… mais sans lui ? Des cerises, des bulles de savon, des fleurs, des concerts… des promenades ? Ca ne fait que souligner son absence et la rendre encore plus insupportable. Je préfère arrêter.

Je ne suis plus aussi radicale qu’au début, ou je disais, « plus jamais je ne ferai ci, ça… »
Je ne sais pas quelle est la vérité ? Quels sentiments ? Je refuse que la douleur et les souvenirs s’estompent, que ce ne soit plus tragique mais un chapitre terminé de ma vie, dans une case, un deuil fini. Mais en même temps je sais que c’est la loi de la survie, que conserver artificiellement une personne qu’on ne « fréquente » plus est « anormal », presque malsain au regard de la vie qui continue, imperturbable. C’est pour ça que je rejette la vie. Parce-que je ne veux pas que vivre d’autres choses ( je ne veux pas) me fasse perdre cette proximité qui était la notre. Et puis je sais, en même temps, que le Temps n’efface PAS toutes les blessures, que celle-ci reste à vif dès que je me concentre sur ce qu’il s’est passé. Impossible d’y penser sans ce mal de ventre, ce creux oppressant, qui fait paraître la vie si dérisoire et indésirable. Sans remettre TOUT en question.

Je ne sais pas si, comme je le croyais au début, cette histoire doit me faire réagir positivement en éveillant une vocation, ou si ce n’est « que » le dur apprentissage de la perte pour toujours de quelqu’un qu’on aime, sans utilité aucune. La première personne que j’ai réellement aimée, et qui m’a choisie… jusque là, jusqu’à cette maladie de merde. C’est d’autant plus injuste et incompréhensible, d’un point de vue purement égocentrique.

Je ne sais pas quoi faire.
Je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur de la vie et des sentiments, qui sont les choses les meilleures et les pires. Je crois que, contrairement à E. qui disait qu’il irait s’enfermer pour travailler son art, ce que je ne veux pas louper dans la vie ce n’est pas la réussite, ce sont les sentiments. Mon pire échec serait de n’avoir pas profité des gens en leur montrant que je les aime. Même sans connaître l’heure de ma mort je me suis fixé pour but de ne pas laisser quelqu’un (ni même moi) sur l’incertitude quant à mes sentiments, et de profiter quand tout va bien, tout en relativisant.

J’ai le sentiment qu’on ne vit que dans le regard des autres. Si on crée c’est pour les autres, au départ pour soi mais sans le regard des autres quelle en serait la gratification ? Et quand on vit, dort, mange, travaille seul, se sent-on exister ? Non, pour moi la solitude prolongée rend fou, elle demande trop de conscience. C’est une torture au même titre que quand les nazis empêchaient les prisonniers de dormir en passant en boucle un disque rayé.
Je comprends aussi que vivre seulement par rapport aux autres (ce que je fais) apporte forcément des déceptions, et fait fuir autrui. Il faut, au moins, faire semblant de n’avoir besoin de personne, d’être épanoui seul. Ca m’épuise. Ca s’appelle l’individualisme. C’est-à-dire pour moi, désintérêt, égoïsme, folie des grandeurs, du désir de puissance. Mais je suis sûrement excessive.

J’ai aussi réalisé que je ne pouvais pas essayer de perpétuer E., sa personnalité, et que ce serait plus insultant et insuffisant qu’autre chose. Je vais donc rester moi, et les choses qu’il m’a apporté ne se verront pas de l’extérieur. C’est plus profond.

15.05.03

« Tu seras toujours là. Tu vivras dans notre avenir impossible, liés pour toujours par ton absence et moi qui choisis ( ?) de rester.
Je recommence seulement à voir des gens et à aimer le monde que « tu » m’avais fait occulter. L’aimer malgré ses imperfections, par rapport à toi qui es devenu « supportable » le dernier mois par l’apparition brutale de tes imperfections. Avant, je disais toujours qu’à part tes oublis fréquents je n’avais rien à te reprocher. Maintenant tu portes le poids d’un reproche éternel. Pourquoi es-tu parti deux fois ? »

Plus tard. En rentrant d’un concert.

« Au concert sans toi, il manque quelque chose.
C’est curieux, on n’a pourtant jamais réellement été au concert ensemble : je t’écoutais, et ta présence n’était pas à côté de moi vivant le même concert, mais sur scène. Je ne pourrai plus critiquer avec toi comme j’aimais le faire.
Bref, comme toujours tu me manques et je sais bien qu’il n’y aura pas (de sitôt) un matin sans que ma première pensée ne gâche tout.
« Il est mort. Il n’est plus là. Je ne le verrai, ne le toucherai, ne le sentirai plus. »
Jamais on ne parlera des choses qui me tiennent à cœur, de mes questions sans réponse, de ma peur de l’avenir, de la vie… et encore moins de la tienne ! Un beau concert vécu dans une solitude écrasante. Je suis fatiguée de ma tristesse. Et maintenant le père de ton père va mourir ? Lui aussi ? On dit qu’il se laisse mourir, que ta mort a achevé de le démotiver. Je suis au moins contente, quelque part, que tout soit allé si vite pour toi, que tu n’aies pas eu le temps de renoncer à toi, à ta personnalité, à ta vie haute en couleur. Qu’on n’ait pas pu dire de toi : « il ne veut plus, il se laisse aller ». Tu nous as épargné de t’expliquer pourquoi la vie est belle. C’est toi. »

30.05.03

J’ai passé deux semaines de « maniaco-dépression », c’est-à-dire que je me suis sentie anormalement gaie, enjouée, limite euphorique ! En fait je ne me suis pas arrêtée une seconde pour penser donc je n’ai pas eu l’occasion de vivre ma tristesse et mes souvenirs. J’ai eu peur de ne jamais les retrouver. Je me suis sentie positive. Mais ça y est, c’est fini. Je ressens à nouveau.

(…)

Comme si c’était parfaitement normal de ne pas en parler, de se comporter comme si ce n’était qu’une déprime terminée !
C. à Nice, M. av. du Maine, S. au Parc Astérix ( !) avec son copain, parents en vacances… Quant à C., rien à foutre. Bref je me demande bien sur qui on peut compter en ce bas monde quand on a 19 ans, qu’on vit seule et qu’on est la seule à s’occuper de soi, trois mois après la mort de son copain.

C’est fou sa voix me calme comme s’il était là. J’adore ses chansons, c’est doux et pas encore glauque. Il fait si beau, c’est presque l’été et je ne suis pas prête pour un premier été sans lui. Mais les saisons, les jours, les semaines passent quand même.
Quand je m’active, j’ai l’impression que ça n’a été qu’un rêve et que c’est normal et acceptable. Mais mes week-end sont affreusement tristes. Je me sens toujours abandonnée, comme si le temps s’arrêtait.

En ce moment je sors tout le temps. J’espère sans trop me l’avouer trouver quelqu’un à qui parler et vider mon sac. Quelqu’un qui ne connaisse rien de cette histoire, mais que je connaisse déjà. Même si je sais qu’on vit ça tout seul. Même ceux qui le connaissaient bien : on peut se soutenir, mais on se sent toujours aussi seul dans sa perte, dans sa douleur, incompris même des plus proches. J’ai besoin d’une présence (le chat ! Mais je deviens folle, il m’arrive de lui parler et je me sens totalement ridicule !)
D’une âme qui pourrait tout me passer, m’écouter sans jamais se lasser (E., quoi !), me donner de son temps sans rendez-vous, sans organisation, aimer ce que j’aime, aimer sa musique, faire quelque chose pour lui. Un ami « sans plus », mais qui n’ait de priorité que pour moi. Je sais, c’est la voix de la facilité, croire qu’on peut se délivrer pour de bon de sa solitude… alors qu’on la retrouve toujours « devant sa porte » comme dit Barbara, un jour ou l’autre elle revient et c’est toujours aussi difficile à supporter… surtout quand on sait que c’est pour toujours. Et la c’est la solitude sans lui pour toujours. La culpabilité pour toujours d’avoir besoin d’un substitut pour avoir envie de vivre. Je ne sais pas être individualiste. Je n’y arrive pas. Je peux aller travailler, faire plein de choses qui m’occupent. Mais j’ai le sentiment d’être entre parenthèses, en attente de quelque chose de vrai, d’important… c’est vrai : on a besoin d’amour ou au moins d’une passion. Mais même la passion de la musique ne me suffirait pas. Je me sens inutile, sans quelqu’un avec qui partager ce que je vis.
Sinon, pour qui est-ce que j’existe ? Pour moi ? Ce n’est pas une raison suffisante. J’aime ce que la vie me donne mais elle ne doit pas me donner « qu’à moi », enfermée dans mes pensées. J’ai besoin d’interactions avec les autres pour me sentir vivante.
Et avec lui… je n’en aurai plus jamais !

Mon mal-être en ce moment, il vient sûrement de ça : j’ai relativisé toutes mes relations (même l’importance de l’amitié) après la mort d’E. Et maintenant, je n’arrive plus à tenir à quelqu’un de peur d’être déçue, abandonnée. Je n’attends rien de particulier d’autrui. Parce-que je sais qu’un jour ou l’autre, même pour une journée ou une soirée difficile, il ou elle m’abandonnera. Et je le supporterai mal sans oser dire que j’en souffre. C’est terrible, je ne pensais pas en arriver là : de l’extérieur je donne l’impression d’être quelqu’un de solitaire qui a besoin de rester seule. Mais à l’intérieur je suis comme l’enfant qu’on a laissé dans la rue et qui voudrait s’accrocher à la manche de la première personne qui passe, et fait un caprice dès qu’on le laisse seul. Mais… je cache trop bien mon jeu. C’est la conséquence de ce qui s’est passé. Je suis plus cynique qu’avant, mais au fond mille fois plus sensible. Ce qui donne une hypersensible qui est dure et va devenir aigrie si elle ne fait pas quelque chose… Je ne sais plus. Comme d’habitude je ne comprends rien à cette vie.
En plus, j’ai rencontré, un an après la grande scène, O. le malsain… Très bizarre comme sensation alors qu’E. ne sera plus jamais jaloux… mais je crois que son meilleur ami me « surveille » !

01.06.03

Je relativise de plus en plus avec ce cinquième mois l’importance (en intensité, très forte) de cette année et demie avec E. par rapport à tout ce qu’il y a eu avant, et ce qu’il y aura après. Qui ne tient qu’à un fil mais me paraît quand même plus réel.

17.06.03

???
Me voilà au fond du trou, je me réveille et m’endors avec l’envie de mourir.
Une seconde sans être forcée d’occuper mon esprit me tue. Je sais que je ne pourrai plus rêver de lui (ça m’est arrivé trois fois, mais même si ça n’étaient pas des beaux rêves insouciants, j’étais contente de le voir, de le retrouver – parce-que moi, je n’arrive plus à rêver éveillée.) Après tout sera fini, alors qu’il y a effectivement des choses et des gens que je regretterai.
Mais je me sens si lasse, et hantée par ce qui s’est passé. Je n’arrive pas à concevoir un instant (qu’il dure une seconde, une minute, une heure, ou même quelques jours) de légèreté. Tout m’est si pesant, j’ai du mal à respirer, je me sens oppressée en permanence, mes traits se tirent vers le bas dès que je suis toute seule, je réalise de plus en plus que cette fausse légèreté, je ne l’aurai jamais vraiment. Je ne l’ai qu’en présence d’autrui, ce qui m’isole encore plus. Et de toute façon les autres ne peuvent pas être là tout le temps, on ne le supporterait pas. Ni eux ni moi.
Je n’ai pas le courage de redonner un sens à ma vie. Parce-que ça suppose des efforts que je ne suis pas assez forte en ce moment pour faire. En même temps je sais que je rajoute du malheur au malheur en réagissant comme ça. Et pourtant je ne me vois pas passer cet été, retourner en cours à la rentrée. Je ne me vois pas continuer sans m’arrêter comme je l’ai toujours fait, comme si rien n’avait changé. ?
Je ne sais pas. Je pense que tous vont s’imaginer que je fais du cinéma, que je n’aimais quand même pas à ce point E. de ne pas pouvoir vivre sans lui ? Oui mais je n’aime pas assez la vie. Lui je ne sais pas. Si à la base je tenais à la vie, peut-être serait-ce différent ? Mais là… je ne vois pas pourquoi m’accrocher. La mort, on perd tous ceux qu’on a aimé, c’est vrai.

22.06.03
Quatre mois

Plus le temps passe, moins les gens font attention, moins ils pensent avec tact. Il y en a qui ne se rappellent pas alors qu’il devraient, d’autres qui ne savent pas. J’ai peur de devenir comme ces gens qui ne s’intéressent pas aux autres, qui parlent toujours d’eux sans imaginer que la vie de leur interlocuteur a peut-être un intérêt aussi. Je me demande parfois si ce n’est pas inévitable. Je ne peux tellement pas exprimer ce qu’il y a en moi que, dès que j’ai une minuscule occasion, je voudrais vider mon sac, des heures durant, ça pourrait même durer des nuits et des jours tellement il y en a à ras-bord, prêt à exploser.

Avant-hier on a passé l’après-midi ensemble avec B., on a regardé un film… Je n’ai pas pu m’empêcher de laisser couler des larmes silencieuses quand on parlait d’E.. Ca m’a fait tellement de bien, pour une fois, de sentir qu’on m’écoutait en comprenant, en partageant… et non pas par « devoir » ou même par compassion. Il n’y a que ceux qui regrettent réellement E. qui peuvent m’inspirer un peu de soulagement, me sortir de la solitude.

Hier c’était la Fête de la Musique. L’an dernier, c’était idyllique, on faisait la grande roue (!), super amoureux ; C. et G. se faisaient une scène de ménage mais on était à quatre, paisibles, dans une douceur d’été… Cette année la Fête a été un enfer de vulgarité, de laideur, de bruit. Je n’ai pas pu dormir avant 3h30… Cette fois-ci j’étais seule, et dans la pénombre le studio me paraissait plus vide et plus vain que jamais. Pas un manque aigu, mais une prise de conscience soudaine : il n’est plus là, plus avec moi. Je suis seule.

Merde ! Pourquoi a-t-il fallu que ça arrive maintenant, à lui ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour qu’il m’en veuille comme ça et pourquoi je n’ai pas su trouver les mots ? Pourquoi est-ce que je ne saisis toujours pas son message, pourquoi est-ce que je n’ai pas été avec lui ? Pourquoi il m’a écartée de sa mort alors que j’aurais tant eu besoin de lui ? Pourquoi je ne sais même plus ce que je veux ? Pourquoi j’envoie balader ceux qui essaient de m’aider ?
J’ai envie de pleurer avec quelqu’un d’autre, qui le connaîtrait mieux que moi mais qui serait un ami, et qui puisse m’expliquer son comportement de la fin. J’ai envie de vider cette colère du mensonge qu’on nous a imposé. Et cette colère du silence qu’on impose malgré moi à ma douleur !

J’ai envie de le retrouver pour une seconde comme avant. J’ai envie d’arriver à voir cette vie comme une chance et de ne plus culpabiliser d’en « profiter ». Je suis en sursis pour le moment. Fidèle et en sursis. Qu’est-ce que ce sera après ? Je ne peux envisager l’avenir. Quelque chose me dit que j’ai tout pour vivre longtemps alors que j’aurais voulu mourir à sa place. Peut-être qu’il m’aurait moins haïe ? Je n’ai pas le sentiment d’avoir obtenu son pardon complet. Pardon de quoi ? Je ne sais même pas !
De ne pas être, comme lui, malade ?

14.07.03
La nuit. Italie.

Il y a un an, j’étais folle amoureuse et tu me faisais des déclarations à longueur de journées…
Et cette nuit, je suis seule sans toi, j’ai passé une très bonne soirée avec des copines que tu connaissais.

Ici, tout le monde te connaît sans te connaître

Mais j’y pense, c’était il y a un an, on était au sommet du bonheur, malgré tout et malgré tout le monde… et il m’a quand même fallu attendre ça pour comprendre combien la vie est précieuse, qu’on en a qu’une, à prendre ou à laisser, c’est tout, pas plus, pas moins… Je t’aime tellement, même dans mes souvenirs, que j’ai envie de hurler que tu ne sois plus là pour moi. Je me sens maintenant « capable » de vivre sans toi mais j’ai tant de regrets. Tout est trop tard pour nous, tout a été trop horrible pour nous.

On parle pourtant de toi comme si tu étais encore là.

Mais j’ai renoncé à tout ce à quoi je tenais : l’amitié « vitale », les objets, les contingences matérielles et même ma pudeur et mes complexes. Je ne vois même plus les autres qui me regardent, je n’ai que du mépris pour ce genre de personnes. Je suis (grâce ou à cause de toi ?) devenue un monstre d’exigence !

Il faut que je dorme.
Je suis trop crevée.
Trop triste.
Mais je vais rêver j’espère.

20.07.03
Turquie

Trop bizarre. J’ai pensé à lui la nuit et le jour, me dire que je peux profiter de ces choses et qu’il ne pourra plus jamais, que sa vie s’est résumée à 21 courtes années, elle commençait tout juste ! Et il a fallu ça pour que je commence à voir la vie comme une gourmandise, une chose qu’on se crée comme on la veut, avec ses coups de folie, le contraire de la routine que la plupart acceptent. J’ai envie de quitter Paris et d’aller au pays de Harry Potter. J’en rêve. J’ai encore des rêves que je m’en voudrais de ne pas mettre à exécution. La leçon m’a servi. Je m’écouterai plus, et serai plus indépendante si j’y arrive. Il faut n’avoir besoin de personne pour apprécier les gens à leur juste valeur.

31.07.03
Cinq mois

Déjà trois jours que je suis rentrée et que j’erre sans but. Il faut bien que je sorte de chez moi quand même. Je tourne en rond en ressassant mon désespoir, mes souvenirs - ma culpabilité. Je n’ai pas osé appeler Son père, son meilleur ami B. ne me donne pas signe de vie… et tous les autres sont en vacances avec leurs « moitiés ».Tout me fatigue, même marcher cinq minutes, je n’ai plus d’élan, plus d’envies. Je crois que la seule chose qui me sauverait, c’est de voir quelqu’un qui me fasse sortir de cette « obsession ». Je ne sais plus trop qui je suis, je n’ai plus les même goûts qu’avant, je m’habille autrement, (aujourd’hui je suis carrément sortie en jogging…), je m’en fous littéralement des convenances et de ce que pensent les autres… Peut-être est-ce pour ça que je suis seule ? Je n’ai plus envie de toucher à mon piano, même la musique m’écœure. Je me sens coincée, sans issue, entre désespoir et résignation : c’est l’ennui.

Je sais que, quand extérieurement je fais tout pour être « présentable », c’est parce-que c’est tout ce qu’il me reste pour couvrir mon vide intérieur. Avant, quand il y avait quelque chose à l’intérieur : l’amour, la colère, une vie quoi…, je n’avais pas besoin de prouver quoi que ce soit en étant « présentable »… Maintenant j’essaie de me fondre dans le moule, mais je suis tellement vide et paumée à l’intérieur que ça se voit quand même un peu. Les gens passent devant moi, les corbeaux croassent et ils ne peuvent pas savoir à quel point je les envie. Tous dans leurs vies vivantes, agitées ou calmes, mais vécues pleinement – sans recul, ce recul qui me tue… Je ne ressens plus rien du présent. Je le compare, le rejette ou l’envie sans parvenir à l’atteindre. Je n’ai qu’à pomper dans la vie des autres pour penser à autre chose. Mais dès que je suis seule ça me paraît vain. Je suis si fatiguée. Je me traîne. Je suis mon propre boulet ! J’aimerais bien comme ces gens « courir » pour perdre trois kilos superflus qui seraient mon problème majeur

Comment ai-je été heureuse ? En sachant ce que je voulais et en saisissant la chance quand elle s’est présentée ? C’est un crime de ne pas se démerder pour être heureux quand on peut.

18.08.03

Encore un soir, après presque un mois de pseudo « tranquillité d’esprit »… je me sens si vide.
J’ai tout changé chez moi. Je me sens mal : ça me brûlait les yeux de voir tout inchangé comme du temps du bonheur, puis du malheur… très extrêmes tous les deux. - Et pourtant j’ai ce sentiment affreux que… s’il revenait, il m’en voudrait… il ne s’y retrouverait plus dans ma vie. Je sais qu’il ne reviendra pas… mais je pense comme s’il pouvait me voir, me lire, m’entendre. Il me manque tellement.
Mais je ne sais pas si j’ai le droit d’être malheureuse. Parce-que je me sens seule. Quand il y a des gens, maintenant j’arrive à me sentir mieux. Mais c’est quand même E. qui me manque. C’est le bonheur de l’année dernière… quand je pense qu’à cette époque on était bêtement séparés, tous deux s’imaginant que ce n’était pas grave, qu’on avait la vie devant nous ! Ni lui, ni moi, on n’a renoncé à nos « vacances » habituelles alors qu’on aurait voulu être tous les deux. Lui, parce-qu’il voulait voir sa famille. Un mois ça lui avait paru long… mais comme je n’étais pas là… Après il y a eu ce mois de déprime horrible, seule. Et on s’appelait… sur mon petit portable que j’ai perdu après dans le train du retour à Paris. C’est idiot mais j’ai reporté mon affection sur cet objet symbolique qui me reliait à E. pendant qu’on était séparés, et l’avoir perdu m’a fait quelque chose.
C’était le portable que j’avais quand on s’était rencontrés. Il était là pendant toute cette période géniale. Je le cherchais encore juste avant qu’il entre à l’hôpital.

J’ai dépensé une fortune aujourd’hui, comme pour faire comme si la vie continuait, comme si ce serait une rentrée comme les autres. Alors que le cœur n’y est pas, mais alors pas du tout ! Est-ce que dans vingt ans j’aurai toujours ce besoin viscéral de parler à quelqu’un qui a connu E., comme aujourd’hui ? Un mois sans parler à des proches d’E. et je deviens folle !

C. a mis en doute le fait qu’E. m’aimait. Ce n’était « pas une vraie histoire » et il « s’en foutait » (…) « Depuis avant la maladie, c’est évident ». Je me suis défendue sans scrupules, comme si je ne me posais pas la question. Mais en même temps que l’indignation, cela a relancé en moi le doute. La réponse est qu’il m’a toujours trouvée trop passionnée mais c’est comme ça qu’il m’a connue, je n’ai jamais été autre. Un peu plus calme peut-être en été, mais on a toujours eu une engueulade-remise en question par mois, c’était « normal ». Il m’aimait comme ça. Et je l’aimais pour ça aussi, parce-qu’il savait être fou ! On s’amusait. On n’était pas « pépère », petit couple… Il souriait en disant avec son accent « on est passionnés comme des tarés ». Je crois que je ne serai plus comme ça avec personne d’autre maintenant. Je me voyais tellement avec lui toujours. Je l’aimais sans limites.

J’ai l’impression que mon sourire est devenu amer. Et plus rare. Rire aux éclats, je peux. Le rire, ça peut être triste.
Mais le sourire spontané, c’est ça la marque du bonheur, de la joie de vivre. Mes sourires sont stéréotypés. Ils sont pour la vendeuse, pour dire merci, au revoir. Ils ne sont presque jamais sincères. Et pourtant ce qu’E. aimait c’est que j’étais vraie. Avec lui je n’étais jamais hypocrite, il n’y avait pas de demie mesure. Et quand ça n’allait pas entre nous ou quand il se sentait mal à l’aise, il disait toujours : « Je me sens faux » Je n’ai jamais entendu personne d’autre dire ça. Je ne sais même pas exactement ce que ça veut dire. Mais je le sentais.

02.09.03
Six mois

Il m’est arrivé de dire à une copine qui s’est fait larguer qu’au fond, j’avais plus de chance qu’elle – elle, surprise, me regarde avec des yeux ronds. Elle n’avait pas osé me dire franchement à quel point elle était mal, elle ne savait pas comment j’allais le prendre.

Ce que je voulais dire, c’est que moi, je ne peux plus rien espérer, je ne peux pas rester scotchée au téléphone en attendant un coup de fil, je ne peux même pas lui en vouloir ! Je suis condamnée à « passer à autre chose », en tout cas, je ne peux absolument pas espérer une réconciliation, un contact, tout ça est fini. Et, d’une certaine façon c’est moins piégeant.


Novembre.
Huit mois

Le métro part sous mon nez – je suis en même temps furieuse et j’ai envie de pleurer. Pour sortir de chez moi les meubles me font obstacle, je le prends comme ça. Je crois que j’ai oublié des affaires (portable, clefs) alors qu’en fait non. Je me sens toujours lasse et épuisée, même quand je dois faire des choses que j’aimais faire avant. Même me lever le matin, j’ai la flemme, manger…
Parfois je vois des gens, mais je ne suis pas « vraie ». Quand je fais des efforts, je reviens toujours frustrée.
Quand les journées que j’ai « remplies » comme je devais sont passées, je suis tellement épuisée que je devrais dormir tout de suite. Mais je pense à E., aux choses que je devrais faire et que je n’ai pas encore faites et que je remets de semaine en semaine, au bordel chez moi… et la conclusion c’est toujours : à quoi bon tout ça ? Cette vie sans sentiments autres que le mal et la colère est à chier. J’ai du plomb dans les semelles. L’impression que les gens me frappent, comme si j’étais transparente, et je n’ai même plus l’énergie pour esquiver les coups.

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